Cette réponse n’a pas le format habituel car c’est un dialogue. Le mois dernier, Hadrien Klent, l’auteur de Paresse pour tous (2021) et de La Vie est à nous (2023), m’a contacté avec une proposition sauvage : que l’on écrive un dialogue à deux, se répondant l’un l’autre un paragraphe à la fois. Étant un grand fan des ouvrages d’Hadrien, ce fut un réel plaisir de philosopher autour de nos deux concepts respectifs, la décroissance et la paresse. Je reproduis ici, avec l’autorisation de l’auteur, notre discussion dans son intégralité sans aucune modifications.
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Hadrien Klent – Cher Timothée Parrique, on ne se connaît pas, on ne s’est jamais rencontrés, mais malgré tout (magie de la circulation des idées !) on s’est croisés sous forme papier. J’ai découvert, au moment où vous sortiez Ralentir ou périr (Le Seuil, 2022), que vous citiez Paresse pour tous (Le Tripode, 2021), notamment dans une interview sur les fictions aidant à penser la décroissance. Vous vous amusiez de mon personnage principal, Émilien Long : « il ressuscite le terme le moins glorieux de la politique française après “décroissance” : “paresse” ». C’était drôle pour moi, parce que j’étais justement en train de finir d’écrire la suite, La Vie est à nous(Le Tripode, 2023), où j’avais imaginé qu’une fois au pouvoir, Émilien Long et son équipe remplaçaient le terme « paresse » par le mot « coliberté »… Mais, bref, j’ai donc lu votre livre et, évidemment, c’était assez troublant pour moi de voir en miroir de mes romans, dans le réel, un véritable économiste écrivant un véritable manifeste, non pas pour le droit à la paresse, mais pour sa variante un peu plus large, celle d’une décroissance générale. J’avais fait plein de rencontres dans les librairies avec des gens qui me disaient, « ah si seulement Emilien Long existait…. », et, hop, vous êtes arrivé ! Malheureusement, vous n’avez pas encore eu de prix Nobel, mais ça ne saurait tarder, n’est-ce-pas ? Blague à part, c’est pour toutes ces raisons que je vous ai proposé d’entamer un dialogue par voie électronique. Et ma première question va poser sur un point de vocabulaire : a-t-on raison de tenter de réhabiliter des mots qui sont, comme vous le dites, non glorieux (paresse, donc, et décroissance), ou au contraire est-ce qu’on ne devrait pas chercher une autre façon d’exprimer la même chose ? Dans votre livre, vous revenez en détail sur l’histoire du mot « décroissance » – de mon côté, mes personnages essaient de dépasser ce terme, parce qu’il est uniquement construit en négatif de la croissance. Est-ce que bien nommer les choses n’est pas la première chose à faire pour réussir à changer le monde ? Et comment arriver à rendre joyeuse une vision du monde qui tourne le dos au productivisme, au consumérisme, à la marchandisation ?
Timothée Parrique – Je me souviens parfaitement de ma première lecture de Paresse pour tous. C’était allongé dans mon jardin à Anglet au printemps 2022. Après des mois difficiles à essayer d’adapter ma thèse de doctorat The political economy of degrowth en livre, j’étais d’une humeur morose et j’ai fait ce que je fais rarement : j’ai ouvert un roman. Et quel roman ! J’ai trouvé dans Paresse pour tous toute l’énergie dont j’avais besoin pour finir Ralentir ou périr, et pour cela je vous dois un grand merci.
La force du mot « décroissance » est qu’il problématise notre obsession vis-à-vis de la croissance. C’est un concept douche froide pour se pillule-rouger de l’illusion confortable qu’il est possible de produire plus tout en polluant moins. Pour donner envie d’inventer des futurs, il est nécessaire d’illuminer la misère du présent, d’où l’importance de mots de démolition comme postcapitalisme, anti-utilitarianisme, antiproductivisme, démarchandisation, etc. Le productivisme saccage nos écosystèmes et nos conditions de travail ; le consumérisme dévore nos heures et nous empli d’anxiété, et la marchandisation dépossède le peuple de son pouvoir de vivre afin d’enrichir une poignée de déjà-riches. Productivité, consommation, profits, croissance – des diktats économicistes qui étouffent notre imaginaire
Ceci dit, il faut considérer la décroissance comme un mot à usage unique. Rien de sert de parler « d’antiesclavagisme » une fois l’esclavage aboli. La décroissance perdra de son mordant dès quand nous réaliserons l’absurdité de cette course sans fin à l’accroissement des euros. Il faudra alors mobiliser des mots de reconstruction pour façonner le monde d’après. Il en existe déjà beaucoup. Des philosophies de consommation comme l’hédonisme alternatif, la sobriété heureuse, l’abondance frugale, ou le minimalisme ; des modes d’organisations comme l’éco-socialisme, le municipalisme, le cosmolocalisme, ou l’économie sociale et solidaire ; et des modes d’existence comme la résonance, le convivialisme, le buen vivir, ou bien le post-développement. La coliberté est une belle addition à cette palette sémantique !
Hadrien Klent – Oui, il y a une large palette de mots, c’est vrai – est-ce que l’un d’entre eux devrait l’emporter sur tous les autres pour tuer le match sémantique ? Je me pose souvent la question, avec en prime cette interrogation que je vous soumets au passage : doit-on se garder d’utiliser les armes de l’ennemi ? En l’occurrence, dans nos sociétés modernes où tout est « narratif », « récit », slogan, formule (le politique utilisant ad nauseam les armes de la publicité pour s’exprimer – au passage, j’ai noté que vous revenez souvent dans votre livre sur les méfaits du discours publicitaire, et j’ai trouvé ça super : il y a tellement de choses qui ne vont pas dans notre monde qu’on a tendance à délaisser certains problèmes, or celui de la publicité, vous avez complètement raison, est crucial), est-ce qu’on ne tombe pas dans le même travers en cherchant à dire les choses de façon efficace, punchy, immédiate ? Même doute à propos de la question du succès de nos livres respectifs : nos éditeurs se sont publiquement réjouis du fait qu’ils s’étaient vendus à quelques dizaines de milliers d’exemplaires – de très bons chiffres, dans le monde de l’édition contemporaine. Mais dire cela, n’est-ce-pas jouer le jeu de l’ennemi, c’est-à-dire participer à cette marchandisation que nous impose le système dans lequel on vit ? N’est-ce-pas mesurer la réussite d’un propos au volume de sa diffusion ? Vous avez des pages très intéressantes sur cette logique de marchandisation qui nous enferme parfois dans des comportements qu’on voudrait réprouver. Est-ce qu’on ne devrait pas dire, plutôt que « vendu à 40.000 exemplaires » : « aimé par un.e.tel.le » – en considérant qu’une seule personne, pas nécessairement célèbre, qui trouve de l’intérêt à un livre vaut plus que des milliers qui l’achèteraient simplement parce qu’il est à la mode ? Comment s’exprimer sans se transformer en publicitaire de la décroissance ? Comment trouver une juste place dans le bla-bla médiatique actuel ? Comment évoluer dans ce monde capitaliste et spectaculaire (au sens de Guy Debord) qui n’aime rien tant que transformer ses contempteurs en succès commerciaux pour les obliger à se soumettre à sa logique ?
Timothée Parrique – Nul besoin de concept suprême. Je les considère plutôt comme différents éléments d’une même boîte à outils sémantiques que l’on pourra mobiliser dans différents contextes. Quand les journalistes me demandent pourquoi j’utilise un terme aussi repoussoir que la « décroissance », j’aime leur répondre que je ne suis pas là pour vendre des concepts. Ma responsabilité en tant que chercheur est de faire preuve de rigueur intellectuelle, c’est-à-dire d’être clair, exact, et précis dans le développement de mes théories, tout en étant honnête sur ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas – ce n’est pas facile du tout. J’ai un devoir de pédagogie dans l’écriture et un devoir de présence pour faire face aux questions du public. Niveau précision, vu que la croissance est une augmentation de la production et de la consommation, je trouverais ça bizarre d’appeler son contraire autre chose que la décroissance. Croissance, on produit et consomme plus ; décroissance, on produit et consomme moins. Ce n’est peut-être pas très sexy, mais cela a le mérite d’être clair.
Ce qui me dérange, ce n’est pas tant le discours publicitaire comme style de communication mais l’existence même de la publicité. Je trouve ça absurde d’avoir des affiches sur des bus, des placements produits dans les films, et des spots à la radio pour faire la promotion de quoi que ce soit, et je trouve ça insultant que des entreprises puissent mobiliser autant de temps de cerveau disponible pour vendre des chips et des 4×4. Mais je trouverais ça déplacé même s’ils faisaient la promotion de mon propre livre. D’ailleurs, je suis d’accord, il faut faire attention au fétichisme des quantités mais certains chiffres sont tout de même importants. Le nombre de citations distingue les articles scientifiques les plus utiles à la communauté, et de la même manière, le nombre de lectures d’un livre (difficile à estimer car pas parfaitement corrélé au nombre de ventes) nous informe sur la valeur d’usage d’un ouvrage. Un livre est écrit pour être lu (valeur d’usage), non pas pour être vendu (valeur d’échange). Il n’y a rien de mal à maximiser le nombre de lectures utiles, mais on devrait se protéger contre la mentalité commerciale illimitiste qui nous pousserait à vouloir vendre toujours plus de copies.
Le monde des médias est difficile à naviguer. On y trouve de tout. Il y a des émissions touchepasàmonpostiennes qui carburent à la punchline, où l’on doit résumer l’idée d’un livre en 10 secondes tout en essuyant des salves de questions débiles – celles-ci sont à éviter. Mais il y a aussi des médias de qualité qui laissent respirer les idées. Si l’on veut entretenir un débat citoyen sur la question de la transition écologique, nous avons besoin de médias indépendants pour s’informer et réfléchir ensemble. Et nous avons aussi besoin que les scientifiques, les artistes, les politiques, etc. se rendent disponibles (ce qui n’est pas aisé pour tout le monde car c’est un travail non-rémunéré). Et oui, je suis d’accord, il faudra beaucoup plus que de simples livres ; j’aime personnellement lire et écrire mais je comprends bien que ce n’est pas le cas de tout le monde. Pour inviter à une réflexion véritablement inclusive, c’est mieux d’être agile sur la forme que prenne nos idées ; une belle théorie doit pouvoir se lire, se regarder, s’écouter, elle doit pouvoir évoluer de manière autonome, portée par celles qui l’utilisent, souvent indépendamment de bon vouloir de son autrice. J’y pensais d’ailleurs en lisant Paresse pour tous, aimeriez-vous qu’il soit adapté en film ou en série ? Diriez-vous non à une série Netflix gros budget à la Black Mirror mais en version utopie post-capitaliste ?
Hadrien Klent – Avec le Tripode, on a eu plusieurs propositions pour une adaptation en série de Paresse. Je vous avoue que j’ai pas mal hésité à accepter de céder les droits du livre – je craignais que le « spectacle » ne l’emporte sur le propos. Bien sûr que moi aussi, lorsque j’écris mes romans, je me plie à une certaine mécanique narrative, à des effets de tension et de suspens. Mais je reste maître de l’accord entre le fond et la forme – dans une série, il y a le risque que la forme l’emporte sur le fond, que cliffhangers et autre B-plotprennent plus de place que les contempteurs du « Dieu travail », comme disait Paul Lafargue. D’autant que signer avec une boîte de production ne donne aucun contrôle sur le canal de diffusion finale de la série, qui pourrait bien se retrouver dans les tuyaux d’une des plus grosses multinationale du web : or, comme mon personnage de Marguerite (l’informaticienne qui devient ensuite ministre du numérique), je me méfie particulièrement des Gafam (je note au passage, cher Timothée, que vous avez une adresse gmail : Marguerite vous aurait déjà obligé à aller faire un tour sur framalibre.org pour vous dégoogliser !). Cela étant, mon éditeur m’a convaincu d’accepter avec l’argument suivant : le propos (le projet) de Paresse pour tous est tellement radical que, même édulcoré, il restera transgressif. Alors j’ai dit oui, convaincu aussi par l’approche de la productrice, et en demandant seulement à garder la possibilité de retirer mon nom et le titre du livre si le projet ne me convenait pas. On verra à quoi tout aboutit (si cela aboutit !). Je crois, comme vous, qu’il faut participer, comme le dit Serge Latouche, à la « décolonisation de l’imaginaire de la croissance ». Et (voilà une transition un peu lourdaude qu’une série ne tolérerait jamais !), vous aurez justement noté que dans La Vie est à nous(après l’euphorie d’une campagne électorale, je tenais beaucoup à montrer des responsables politiques ne trahissant pas leurs promesses), j’évoque la thématique de la juste mesure des choses, avec la mise en place du calcul de la croissance dite « nette », c’est-à-dire qui prenne en compte l’ensemble des facteurs (l’environnement, la santé, le bien-être, etc.) et pas seulement le PIB. Je m’inspirais entre autres de Dominique Méda (que vous citez également), et de son article sur cette « cause inaboutie », celle de la remise en question du PIB. Est-ce que maintenant, en 2024, il ne faudrait pas qu’à plusieurs, économistes, sociologues (et pourquoi pas aussi avec nous, écrivains), vous vous mettiez ensemble pour bâtir ces nouveaux indicateurs qui permettraient une bonne fois pour toutes de se passer du PIB ? Est-ce qu’il ne faudrait pas construire un outil fiable, rigoureux, en opensource évidemment, partagé, qui serait une formidable arme politique permettant de clouer le bec de ceux qui disent par exemple que l’agriculture conventionnelle est moins chère que le bio (alors qu’en détruisant les insectes et la santé des humains, elle est en fait beaucoup plus coûteuse) ? Là il y a besoin d’un concept suprême, non ?
Timothée Parrique – Ouch, touché pour l’adresse gmail. Je suis d’accord, dégooglisons !
Oui, bien sûr qu’il va nous falloir d’autres mesures, mais nous les avons déjà ! Il existe plusieurs façons d’estimer la « croissance nette », dont l’Indice de Bien-Être Économique Soutenable (ISEW) et l’Indicateur de Progrès Authentique (GPI). Le premier a été élaboré en 1972 et le second au milieu des années 1990. En 2019, la Nouvelle Zélande a introduit les budgets bien-être (65 indicateurs). Le Pays de Galles utilise 46 indicateurs pour mesurer le bien-être des générations futures depuis 2015 et le Bhutan calcule depuis 2008 son bonheur national brut à partir de 33 indicateurs sociaux, culturels, économiques, et écologiques. Les cadres de comptabilité alternative sont là mais rien ne change niveau décisions car les indicateurs financiers restent hégémoniques. Le PIB est un peu comme l’Anneau Unique dans Le Hobbit, une force totalitaire qui impose partout sa vision économiciste du monde, la maximisation monétaire comme raison d’être suprême de l’organisation sociale. C’est pour ça que j’aime bien parler de saboter le PIB ; il faudrait tout simplement arrêter de le calculer et brûler la recette.
Attention cependant à ne pas limiter nos rêves à des histoires de comptabilité. Comme je l’écris dans le livre, « nous sommes à bord d’un bus fonçant à pleine vitesse et de plus en plus vite vers une falaise et nous acclamons chaque kilomètre-heure en plus comme du progrès ». Les activistes demandent un freinage immédiat de notre bus économique pour éviter l’accident et la seule chose que leur proposent ceux au pouvoir, c’est l’ajout d’un indicateur supplémentaire sur le tableau de bord du véhicule. C’est grandement insuffisant. Les transitions par l’addition n’ont pas fonctionné. Au lieu d’innovation, il nous faut maintenant essayer l’exnovation, c’est-à-dire une transition par la soustraction. Il va falloir nettoyer toutes les traces qu’ont laissé le malware capitaliste dans nos sociétés et nos imaginaires. L’entreprise à but lucratif, la publicité, les écoles de commerce, les intérêts composés, la bourse, les paradis fiscaux, et toutes ces autres institutions capitalocentrées. Il va nous falloir arracher ces mauvaises herbes économiques pour donner de l’espace aux coopératives, aux monnaies alternatives, à la sobriété heureuse, aux écovillages, aux conventions citoyennes, et à toutes ces belles choses qui ne pourront jamais prospérer dans l’ombre d’un capitalisme étouffant.
Hadrien Klent – Oui, je comprends ce que vous voulez dire : la solution est finalement plus directement politique. Cette solution, elle se joue sur deux niveaux : changer soi-même, et changer les règles du jeu de la société. Or, pour le changement individuel, vous rappelez que « faire preuve de simplicité volontaire dans une économie organisée autour de la croissance » est difficile : il faut une grande radicalité personnelle pour s’obliger à renoncer spontanément à certaines choses (un niveau de confort, de rapidité, etc., auquel on est habitué : certains refuseront de prendre l’avion pour faire Lund-Paris mais pas d’avoir un compte gmail ; d’autres seront sur Linux mais ne se passeront pas de voiture, et ainsi de suite…). Dans votre livre, vous êtes très concret sur des mesures permettant d’obliger les comportements individuels à évoluer, et celles qu’il faut prendre pour modifier les politiques publiques (et leur financement). Je ne vous cache pas que ça m’aurait été très utile pour écrire Paresse puis La Vie : Émilien aurait pu piocher là-dedans plutôt que de réinventer la roue tout seul ! Cela étant, la question politique, pour un changement global, reste posée. Dans mes romans, il y a une sorte de Deus ex-machina qui arrive dès le début de l’histoire : un type désintéressé, sans le moindre ego, capable de s’entourer de gens super, et qui parvient à aller au bout d’une aventure présidentielle – c’est ce qui touche les gens qui lisent ces livres, je pense, cette idée que pour une fois dans l’univers politique les gentils gagnent à la fin. Dans la vraie vie (si l’on met de côté un surgissement révolutionnaire spontané qui parviendrait à imposer des règles à la fois libérales d’un point de vue sociétal et dirigistes d’un point de vue économique, surgissement qui ne semble pas être le plus probable), comment peut-on « révolutionner l’économie », comme vous le dites ? Si l’on présuppose qu’il faut respecter les règles de la Ve république et donc avoir un.e candidat.e à la présidentielle, comment faire émerger une voix qui à la fois porterait cette vision de la post-croissance et qui en même temps irait loin ? Vous rappelez que Delphine Batho, aux primaires EELV en 2021, était la seule candidate à défendre la décroissance, et qu’elle a fini troisième, avec 22 % des voix… La notion n’a plus du tout été évoquée ensuite, pendant la campagne. J’ai le sentiment qu’il est temps que dans le champ politique on arrive à réenchanter la notion de décroissance, comme je le fais dans mes romans et vous dans votre essai : rendre joyeuse l’idée que « mieux » doit l’emporter sur « plus ». Alors, cette voix, comment la faire exister ? Pourrait-on imaginer une sorte de grand mouvement populaire, au-delà des partis existants, qui réunirait des gens venant de tous les horizons et dont aucun ne serait encore potentiellement candidat à quoi que ce soit ; que ce mouvement planche sur un programme détaillé qui puisse apparaître à la fois comme efficace et optimiste ; et que, au tout dernier moment, on sorte du chapeau (par tirage au sort ?) une personne qui porte officiellement la candidature sur les bulletins de vote ? Je ne vois pas, là, maintenant, d’autre solution – c’est en tout cas la réponse que j’aime donner quand on me demande comment faire pour que la prophétie de Paresse pour touss’accomplisse. Et vous ?
Timothée Parrique – Je n’ai pas de solution clé en main pour la transition. D’abord, c’est une question qui dépasse de loin les maigres compétences socio-politologiques de l’économiste que je suis. Mon travail vise à mieux comprendre les options que nous avons, à la fois en termes d’économies alternatives (les destinations) et d’outils de transition (les trajets possibles). C’est un projet scientifique plus que politique ; une mission de théorisation et de vulgarisation. Ça, je sais faire. Mais mes limites sont vite atteintes sur la question très concrète du comment construire un consensus citoyen autour de ces idées, c’est-à-dire comment donner envie aux gens d’y aller. Cequi est sûr, c’est que ce défi est « politique » dans un sens beaucoup plus général que celui de la politique électorale, et va demander une mobilisation citoyenne qui ne sera pas facile. Il va falloir prendre des décisions sur des sujets où des intérêts s’opposent. Comparé aux faux espoirs de la croissance verte, on ne peut pas tous avoir plus dans une transition de décroissance. Certains auront plus, d’autres moins ; il s’agit maintenant de déterminer qui exactement, ainsi que la proportion de ces magnitudes. Cette discussion s’annonce houleuse.
J’ai du mal à imaginer l’émergence, dans les années qui viennent, d’un grand mouvement populaire qui fasse basculer une élection présidentielle (#ÉmilienLong). Et même si cela advenait, cela ne serait qu’une première étape dans un processus plus général de démocratisation de l’économie. L’échelle nationale est bien trop grande pour permettre une démocratie véritablement participative. Le gros de la transition devra plutôt se jouer à l’échelle des territoires. C’est l’échelle de la vie quotidienne où l’on peut concrètement discuter avec les gens que l’on connait d’expériences communes concernant le logement, l’alimentation, les inégalités, notre relation à la nature, etc. Il va donc falloir muscler ce rez-de-chaussée de la démocratie : comités de quartiers, groupes de voisins, communs, commissions régionales d’éthique, monnaies locales, cercles de parole, associations, coopératives, guildes, parlements de ressources, etc. Toutes les institutions à même d’améliorer notre capacité à décider ensemble sont bonnes à prendre. Cela veut aussi dire que les communautés feront transition différemment. Les renoncements d’une petite ville touristique de montagne ou d’un territoire côtier ne seront pas les mêmes qu’une ancienne cité industrielle ou bien qu’une commune rurale. C’est une bonne chose car je ne pense pas qu’il existe une recette unique pour vivre-ensemble de manière soutenable et conviviale.
Le défi sera ensuite de coordonner ces différents agendas. La démocratie locale sera le cerveau et l’administration centrale, le muscle. Comme le ferait un chef d’orchestre, les autorités publiques synchroniseront la musique émanant d’une diversité d’instruments autonomes. On retrouve ici l’articulation entre démocratie représentative et démocratie participative de penseurs anarchistes comme Murray Bookchin dans son « municipalisme libertaire » ou Joseph Cornelius Kumarappa et son « économie de la permanence ». D’ailleurs, en parlant d’utopies, je vous laisse avec une dernière question : quels autres romans est-ce que vous recommanderiez pour rêver l’après capitalisme ? (Personnellement, j’ai adoré Yanis Varoufakis’s Another now, Emmanuel Dockès Voyage en misarchie, et Ursula Le Guin’s The dispossed.)
Hadrien Klent – Je vais vous faire une confidence : je n’ai jamais lu, autrement que sous forme de minuscules extraits, L’Utopie de Thomas More. Or c’est bel et bien, dans l’histoire littéraire, la toute première fiction utopique (c’est le récit du voyage d’un dénomé Raphaël qui a découvert l’île d’Utopie), puisque c’est à cette occasion (en 1516) que More a inventé le mot. J’ai donc le projet de la lire enfin en entier. Il faut toujours retourner aux origines…