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Penser le post-capitalisme

Le texte suivant est la transcription d’une conférence intitulée “Penser le post-capitalisme” donné le 30 avril 2025 à TEDxLiège. L’enregistrement de la conférence est disponible ici

“Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.” La preuve, si je vous dis “fin du monde,” vous allez penser à pleins de trucs : une pluie d’astéroïdes, un virus informatique, une catastrophe naturelle, un accident nucléaire, une attaque extraterrestre, une pandémie planétaire, une invasion de zombies. C’est super facile, en fait. Il suffit de regarder des films.

Mais si je vous dis “fin du capitalisme,” vous voyez quoi ? Des bougies ? Des charettes ? Le grand retour de l’Union Soviétique ? Pas grand-chose d’autre. Et c’est ça qui est bizarre. Comment se fait-il que l’on arrive à imaginer autant de scénarios de fin du monde mais pas un seul où l’on organise l’économie différemment qu’aujourd’hui? 

Malheureusement, c’est pas du tout le bon moment pour une panne d’imagination, parce que justement, le présent dans la réalité commence de plus en plus à ressembler à un scénario de film catastrophe.

À cause de nous, le climat est sorti de sa zone de stabilité. En gros, ça veut dire qu’on est en train de détruire le seul système de chauffage et de climatisation de notre planète. La production de produits chimiques a été multiplié par 50 en à peine deux générations, sans trop savoir les conséquences que cela aura sur nous et le reste du vivant. 68 % des populations de vertébrés ont disparus depuis 1970 – les biologistes parlent d’une « sixième extinction de masse », et c’est des biologistes, pas des scénaristes Hollywoodiens ! 

Ce que je vais démontrer aujourd’hui, c’est que ces crises écologiques sont d’origine économique. 

Derrière chacun de ces problèmes, il y a quelqu’un qui fait juste son boulot ; quelqu’un qui doit payer ses factures ; quelqu’un qui se ferait sûrement virer si elle refusait d’obtempérer.  C’est pas une histoire de responsabilité individuelle. Personne se lève le matin en se disant : « Bah tiens, je vais aller réchauffer le climat et détruire la biodiversité ».

Non, la violence écologique, c’est un phénomène émergent. Un truc extrêmement néfaste qui découle de comportements extrêmement banals : rembourser un prêt, trouver un emploi, enrichir ses actionnaires, booster les ventes, obéir à son n+1. Mettez tout ça ensemble et vous obtenez une arme de destruction massive. Une sorte de bombe economique. 

Les dinosaures, au moins, ils pouvaient rejetter la faute sur l’astéroïde mais notre astéroïde à nous, c’est notre propre systeme economique. 

Commençons par un peu de théorie. Par système, j’entends « un ensemble d’éléments organisés de manière cohérente afin de faire quelque chose de particulier ». Un système, c’est 3 choses : des éléments, des relations entre ces éléments, et des fonctions qui-sont-rendues-possibles-par-les-relations-entre-ces-éléments.

Par exemple, mon systeme respiratoire est composé d’éléments comme le nez, la bouche, le laryinx, la trachée, les poumons ; de relations complexes entre ces éléments ; ce qui permet une fonction principale : respirer. Un systeme economique, c’est pareil. C’est composé d’éléments (des entreprises, un Code de la propriété, des monnaies), de relations (des dettes, des échanges, des contrats de travail), et de fonctions (extraire, produire, investir, échanger, consommer, etc.). 

Un système respiratoire permet de respirer et un système économique permet – du moins en théorie – d’économiser, c’est-à-dire d’organiser collectivement le contentement des besoins humains avec le moins de ressources possibles. 

De la même manière qu’il y a différents systèmes respiratoires (respiration trachéenne chez les humains, cutanée chez les verres de terre, branchiale chez les poissons), on peut identifier plusieurs grandes familles de systèmes économiques. Spoiler alert : je vais utiliser un tableau un peu compliqué. Mais vous inquiétiez pas, on va le construire par étape. 

Pour différencier les systèmes économiques, on regarde 5 caractéristiques : (1) les régimes de propriete qui spécifient qui possède quoi ; (2) les mécanismes d’allocation des biens et services ; (3) les protocoles de distribution de la valeur ; (4) les modes d’organisation du travail ; (5) et les modes de gestion de la monnaie. Ça c’est les cinq institutions de base qu’on retrouve dans tous les systèmes économiques, sauf qu’elles prennent différentes formes. Je vous ai mis trois options pour faire simple mais en réalité, il y en a beaucoup plus. 

Ce qu’on appelle capitalisme, c’est un système particulier où l’on retrouve : (1) une propriété privée des moyens de production, où ce sont donc des personnes qui possèdent les entreprises ; (2) une allocation par les marchés et non pas par d’autres mécanismes de rationnement ou de dons ; (3) une appropriation du profit par des individus, ceux qui possèdent les entreprises ; (4) une organisation salariale du travail où les employés vendent leur temps à des employeurs ; (5) et une monnaie gérée principalement par des banques commerciales. 

Ladies and gentlement, je vous présente, celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom : le capitalisme.

L’architecture d’un système donne lieu à différents types de capacités. Les humains peuvent respirer sur terre mais pas sous l’eau et pour les poissons, c’est le contraire. Le capitalisme comme système a un avantage notoire : il permet de maximiser l’accumulation du capital, c’est-à-dire la capacité du système à mobiliser des ressources pour produire davantage. Le capitalisme, c’est un peu comme un coach sportif un peu relou qui n’arrête pas de te crier dessus pour te demander de faire plus. De tout. Tous le temps. Mais cet avantage peut rapidement devenir un inconvénient.  

Les scientifiques ne cessent de nous répéter que le monde du vivant n’a pas une biocapacité infinie. On parle d’ailleurs de “limites planétaires,” sorte de limitations de vitesse qui encadrent l’exploitation soutenable des ressources naturelles. Plus une économie tourne vite, plus elle va utiliser d’énergie et de matériaux, et plus elle va générer d’impacts sur la nature. Quand ces seuils sont dépassés, et c’est le cas dans tous les pays riches aujourd’hui, on prend le risque de casser les écosystèmes. 

Pas besoin d’un doctorat en sciences de l’environnement pour savoir qu’il faudrait ralentir. Mais le problème, c’est que ralentir, le capitalisme, il ne peut pas le faire, et ça, c’est lié à la structure même du système. On ne peut pas demander à une entreprise commerciale de renoncer à produire quelque chose de lucratif.  Ça irait à l’encontre de sa raison d’être légale. Difficile de décroître quand on est endetté jusqu’au cou ; c’est vrai pour un ménage, une entreprise, ou même un état. Comment travailler moins dans un monde où l’intégralité d’un salaire ne suffit pas pour subvenir à ses besoins ? Comment consommer moins alors que nous sommes constamment matraqués par de la publicité qui nous incite à faire le contraire ? 

Un système respiratoire humain ne peut pas respirer sous l’eau sans se noyer. Un système économique capitaliste ne peut pas ralentir sans s’effondrer. C’est juste pas fait pour ça. 

Il va donc falloir inventer un nouveau système. Entre universitaires, on parle de « post-capitalisme », le champ d’étude des systèmes économiques qui pourraient potentiellement remplacer le capitalisme. À quoi ça ressemblerait ? Et bah on va réutiliser notre super tableau des éléments économiques.  

(1) Imaginons des entreprises possédées par celles et ceux qui y travaillent, suivant le modèle des cooperatives. Là, ça devient possible de prendre des décisions qui représentent un intérêt plus large, par exemple, de ralentir l’extraction d’énergies fossiles.  

(2) Au lieu de chercher à tout marchandiser, et si on organisait l’allocation de certaines choses avec d’autres outils que des marchés ? On pourrait, par exemple, imaginer une Sécurité Sociale de l’Alimentation qui donnerait un accès universel à une quantité miminum de nourriture. 

(3) Pour le partage de la valeur, et si on s’inspirait du limitarianisme, une philosophie politique qui nous invite à fixer des seuils minimium et maximum de richesse ? Au lieu de laisser les billets s’empiler dans les poches de quelques-uns, un héritage garanti permettrait de remettre les compteurs à zéro à chaque génération. 

(4) Concernant le travail, fini le chantage à l’emploi dès qu’on veut réformer quoi que ce soit. Si chaque territoire avait des Coopératives d’Activité et d’Emploi, on pourrait déterminer démocratiquement les besoins concrets et directement créer des emplois pour les satisfaire.

(5) Et pour l’argent. Au lieu d’un systeme monetaire au service de la finance, imaginons une économie avec de multiples monnaies locales au service des territoires. Tout d’un coup, il deviendrait possible de trouver de l’argent pour tout un tas de choses que le capitalisme n’a jamais pu financer, à commencer par la transition écologique.  

C’est juste un exemple de système alternatif mais il existe beaucoup de combinaisons possibles dans ce tableau. Ce qui est important, c’est de réaliser que l’économie, c’est un peu comme les Légos, on peut changer n’importe quelle brique du système. L’objectif, c’est que cette nouvelle économie nous permette de faire toutes ces choses dont on a cruellement besoin aujourd’hui mais qui sont considérées comme « impossibles » dans le système actuel.    

Alors : il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme, d’accord, mais il est aussi plus facile d’imaginer la fin du capitalisme que de trouver-une-façon-concrète-de-mettre-fin-au-capitalisme. La question à 1 milliards, c’est comment basculer d’un système à l’autre ?

J’aime bien l’idée du “basculement” parce que c’est comme ça que les système évoluent. Des comportements minoritaires deviennent un jour majoritaires, ce qui fait basculer la dynamique générale d’un système. C’est d’ailleurs comme ça qu’est néé le capitalisme entre le milieu du 18ème siècle et le début du 19ème: des comportements de marchands et de banquiers qui étaient jusque là considérés comme marginaux se sont popularisé jusqu’à devenir la norme. On a basculé d’une économie féodale à une économie capitaliste. 

De la même manière qu’on a basculé dans le capitalisme, on peut très bien imaginer un basculement en dehors du capitalisme. Et c’est plutôt une bonne nouvelle. Ça veut dire que l’économie du futur existe partiellement dans le présent : les sociétés coopératives d’intérêt collectifs, les crêches autogérées, les prix libres et la tarification solidaire, les monnaies locales, le salaire maximum, les éco-villages, les coopératives d’habitat et le logement social, les budgets municipaux participatifs et les référendums citoyens. Toutes ces initiatives existent mais restent marginales, un peu comme les marchands et les banquiers avant le 18ème siècle. Pour que ces utopies concrètes deviennent la norme, il va falloir arrêter de normaliser le capitalisme – dans nos pensées, dans nos comportements, et surtout dans nos décisions politiques.

C’est comme en astronomie. On ne peut pas voir les étoiles quand il y a trop de lumière. Et donc pour illuminer les alternatives au capitalisme, il va falloir l’éteindre.  

D’où l’utilité d’un vieux concept qu’il convient de remettre au gout du jour : le sabotage. Saboter, c’est faire son possible pour bloquer quelque chose qui devient dangereux. Dit autrement, c’est eviter l’émergence d’un problème. Un bûcheron qui ralentit la cadence ; une banquière qui annule des frais injustes ; un ingénieur qui dénonce des pratiques d’obsolescence programmée ; une élue qui refuse la construction d’une autoroute inutile. Certains appellent ça de l’esprit critique ou même du courage, mais en termes économique, on peut parler de sabotage. 

En effet, pourquoi reconstruire d’une main ce que l’on détruit de l’autre ? Des communicants payés par des entreprises pour vendre des sodas face à d’autres communicants payés par l’état pour inciter à ne pas boire trop de sodas. Des ingénieurs qui inventent des méga-chalutiers ET des biologistes-qui-planchent-sur-des-techniques-pour-éviter-les-conséquences-désastreuses-des-méga-chalutiers. On paie la moitié de la population à créer des problèmes et l’autre à les résoudre, sauf que les fabricants de problème sont beaucoup mieux payés que les fabricants de solution  – d’où l’impasse dans laquelle on se trouve actuellement.  

Le sabotage, ce n’est ni de la flemme, ni de la négligence. C’est un moins faire intelligent, un zèlisme chirurgical, une paresse agissante. Une révolution qui baye, qui sieste, qui traîne les pieds. Un renoncement prospère.

Saboter, c’est court-circuiter les comportements capitalistes pour que d’autres façon de vivre puisse émerger. C’est une démolition créative, un de pas-de-côté nécessaire pour mettre fin à une partie de Monopoly grandeur nature qui a déjà assez dégénérée. 

Une chose est sûre : L’histoire économique de notre génération reste à écrire. Ne laissons pas une poignée d’économistes sans imagination l’écrire pour nous.  

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