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Réponse à Nicolas Doze : Doit-on craindre un effet Laffer ? 

Lors de la soirée débat sur BFMTV le mercredi 3 juillet, Nicolas Doze, l’éditorialiste en charge des sujets économique, a posé une curieuse question à Marine Tondelier, la candidate du Nouveau Front Populaire : « En mettant 14 tranches d’impôt sur le revenu, avec une quatorzième tranche à un taux marginal de 90 %, qui probablement avec une CSG appelée à devenir progressive, atteindrait les 100 %. Est-ce que vous ne craignez pas un effet Laffer ? » (22h05). 

Une fable d’économie néolibérale 

La courbe de Laffer (nommé après l’économiste américain – et non Anglais, comme l’a présenté Nicolas Doze – de l’Université de Chicago, Arthur Laffer), est une hypothèse qui postule l’existence d’un arbitrage entre le taux d’imposition et les recettes fiscales. Selon cette théorie, au fur et à mesure que l’on augmente les taux d’imposition, les recettes augmenteraient jusqu’à atteindre un seuil maximum (le sommet de la courbe en cloche) à partir duquel une hausse supplémentaire du taux marginal d’imposition ferait baisser les recettes totales. D’où le slogan, répété à tue-tête par des générations d’économistes néolibéraux, « trop d’impôt tue l’impôt ».

La mécanisme derrière cette courbe est simple (trop simple d’ailleurs, comme on le verra bientôt) : lorsque que l’État taxe trop, les gens cessent de travailler. Pour éviter à l’impôt, pas besoin de s’expatrier, explique Nicolas Doze, « il suffit juste de bosser moins. » Et si les riches travaillent moins, l’activité économique va ralentir, nous disent les néolibéraux. Voilà l’explication qu’en donne Arthur Laffer dans un entretien en 2014 : « la hausse des impôts et des dépenses publiques […] ralentit la croissance, ce qui accroît les inégalités. A l’inverse, la croissance économique et un faible niveau d’imposition réduisent les inégalités ». On retrouve ici le mythe de la « théorie du ruissèlement »: l’enrichissement des plus riches génère de l’activité économique, et donc de l’emploi, et donc des salaires pour les plus précaires. 

Commençons par noter que la courbe de Laffer a été dessiné à l’arrache sur une serviette dans un restaurant à Washington lors d’un diner avec Donald Rumsfeld (chef de cabinet de la Maison-Blanche) et Dick Cheney (l’adjoint de Rumsfeld) en 1974. C’est une hypothèse controversée dans les sciences économiques avec des études empiriques contradictoires. Le taux maximum de 30 % annoncé à l’époque par Arthur Laffer n’avait aucune véritable base scientifique solide, ce qui ne l’a pas empêché de le vendre dur comme fer à Ronald Reagan comme une loi quasi-naturelle (Arthur Laffer était membre de l’Economic Policy Advisory Board de l’administration américaine de 1981 à 1989). Cela a fonctionné : en 1986, le Tax Reform Act du gouvernement Reagan abaissa le taux d’imposition sur le revenu de 50 % à 28 % – sûrement par crainte d’un « effet Laffer ». 

Elle n’est pas « validée » par les économistes 

Pour donner du sérieux à son propos, Nicolas Doze affirme que la courbe de Laffer a été « validé » par Thomas Piketty, Gabriel Zucman, et Emmanuel Saez. Fact checking : c’est faux. En 1998, Thomas Piketty a publié une étude sur la création de la tranche à 65 % de l’impôt sur le revenu dans les années 1980 qui montre précisément le contraire : la hausse de la fiscalité n’a eu aucun effet sur l’activité économique. Plus généralement, ses travaux des dernières décennies, notamment Le Capital au XXIème Siècle (2013) et Idéologie et Capital (2019) ont démontré l’invalidité de la théorie du ruissèlement. Invoquer Thomas Piketty en défense de la courbe de Laffer serait comme invoquer Karl Marx en défense du capitalisme. 

Même chose pour les deux autres économistes cités. Le chapitre 8 du livre d’Emmanuel Saez et de Gabriel Zucman (The triumph of injustice: How the rich dodge taxes and how to make them pay, 2019) s’intitule “Beyond Laffer.” « Dans ce chapitre, nous voulons expliquer pourquoi les gouvernements démocratiques peuvent raisonnablement décider de choisir des taux d’imposition supérieurs au taux qui maximise les revenus, et pourquoi la destruction d’une partie de l’assiette fiscale peut être dans l’intérêt de la communauté » (p. 132). 

L’objectif de taux quasi-confiscatoires n’est pas de financer les caisses de l’État, mais de réduire les inégalités. Les auteurs comparent l’impôt sur le revenu avec la taxe carbone « L’objectif de la taxation du carbone n’est pas d’augmenter les recettes, mais de réduire les émissions de carbone. Il en va de même pour les taux d’imposition élevés sur les revenus les plus élevés : Ils ne visent pas à financer les programmes gouvernementaux à long terme. Ils visent à réduire les revenus des ultra-riches » (p. 135). 

Cela explique pourquoi de nombreux gouvernements choisissent des taux élevés, même si cela détruit une partie de l’assiette fiscale (91 % aux États-Unis pendant les années 1950 et 1960, 98 % en Grande Bretagne de 1941 à 1952). Dans le livre, les auteurs proposent d’ailleurs une taxe sur la richesse (une imposition à 10 % des richesses au-dessus d’un milliards de dollars) qu’ils considèrent bien au-delà de la courbe de Laffer. 

Effet Laffer ou effet de serre ? 

La courbe de Laffer est l’une de ces fables économiques dont la logique est tellement simpliste qu’elle perd tout correspondance avec la réalité. La courbe ne prend ni en compte les bienfaits d’une réduction des inégalités sur le vivre-ensemblel’écologie, et la démocratie, ni les effets d’un surcroit de dépenses publiques sur le bien-être. Comme si l’impôt était simplement confiscatoire, sans aucune contrepartie pour les contribuables. Comme si la justice sociale n’était qu’une une variable d’ajustement pour optimiser les taux de croissance. 

De longues minutes gaspillées à parler des gribouillages d’un économiste des années 1970 qui cherchait désespérément des raisons pour baisser les impôts. « Il n’y a aucun honte à ne pas savoir ce qu’est la courbe de Laffer puisqu’il s’agit littéralement d’un concept de pilier de bar dont l’origine est un dessin sur un coin de table au restaurant », résume parfaitement un internaute

En attendant, pas une question sur les inégalités de richesses, pourtant bien plus importantes que les inégalités de revenus (dans l’analyse macroéconomique du programme, les recettes de la réforme de l’impôt sur le revenu ne sont que de 5,5 milliards d’euros, soit trois fois moins que les recettes de l’ISF vert). Et aucune question sur l’écologie, ce qui est pourtant la spécialité de Marine Tondelier. La question « est-ce que vous ne craignez pas un effet de serre ? » aurait été bien plus importante. 

On l’aura compris, l’hypothèse de la courbe de Laffer n’est rien de plus que cela : une hypothèse. La jeter à la figure de Marine Tondelier en pleine présentation de programme est un faux pas journalistique, l’équivalent de demander à une navigatrice si elle ne craint pas de tomber du précipice d’une Terre plate en tentant de faire le tour du monde.