Serge Allegrezza is back. Après « Ceux qui parlent de décroissance n’ont rien compris » en 2022, le directeur de l’Institut national de la statistique et des études économiques (STATEC) du Luxembourg revient à la charge avec « Non à la décroissance, oui à la croissance verte et inclusive ». En temps normal, j’aurais laissé couler.[1] Courts, superficiels, et truffés d’erreurs, ces analyses sont une perte de temps pour ceux qui s’intéressent vraiment au sujet. Mais il se trouve que ce dernier texte s’adresse directement à moi, faisant suite à une table ronde que nous avions partagé à Luxembourg en octobre dernier lors des 20 ans du Conseil Supérieur du Développement Durable.
La monomanie du carbone territorial
« Mêmes les décroissantistes invétérés sont obligés de reconnaître qu’il y a bon nombre de pays, surtout en Europe et en Amérique du Nord qui réussissent ce découplage (absolu) entre croissance et émissions de gaz à effet de serre », écrit le directeur de la STATEC[2] L’un des messages de ma conférence ce soir-là était que le changement climatique n’est qu’un des nombreux défis de la transition écologique, d’où l’analogie du Rubik’s Cube. J’avais expliqué qu’il fallait se méfier des analyses de découplage qui ne prennent en compte que le carbone. Et pourtant, pendant le débat, Serge Allegrezza n’avait parlé que de décarbonation, un manquement qu’il reproduit encore dans cette tribune.
J’avais aussi mis en garde contre l’usage d’indicateurs territoriaux qui ne prennent pas en compte les émissions importées. Pour un pays comme le Luxembourg, c’est une omission de taille car celles-ci représentent 62 % de l’empreinte carbone nationale. Le titre du graphique, que l’on retrouve dans la dernière édition de L’environnement en chiffres publié par la STATEC, est sans équivoque : « pas de décroissance de l’empreinte carbone ». Entre 2010 et 2020, l’empreinte luxembourgeoise stagne entre 20 et 23 tonnes de CO2eq par an/habitant.
Serge Allegrezza ne mentionne pas ces chiffres, sûrement parce qu’ils invalideraient sa théorie de verdissement miracle de l’économie. Difficile en effet de parler de décarbonation de l’économie Luxembourgeoise alors que l’empreinte carbone ne baisse pas. C’est aussi impressionnant qu’un régime sans perte de poids. Non seulement les émissions ne baissent pas, mais elle se maintiennent à un niveau beaucoup trop élevé. L’empreinte Luxembourgeoise fait 2,3 fois l’empreinte moyenne au sein de l’UE, 3,8 fois l’empreinte moyenne mondiale, et 12 fois la cible des 1,9 tCO2e par an/habitant des scénarios à 1,5 °C.
La tribune mentionne vaguement « l’utilisation des ressources (dont l’énergie) ». Parlons-en. Le document de la STATEC (p. 16) annonce un découplage entre PIB et empreinte matière[3] à partir de 2010. Mais en niveau absolu, le volume de ressources extraites en 2020 est strictement le même que dix ans plus tôt. C’est ce qu’on appelle un découplage par le haut, une situation où le PIB augmente sans que la variable écologique ne diminue. C’est une tendance qui a beau ravir certains économistes, elle ne sert absolument à rien en termes d’écologie.
Ce qui compte, c’est le volume total de ressources extraites, soit 24,9 tonnes par an/habitant en 2020 selon la STATEC. Dans la base de données d’Eurostat, le Luxembourg est cité comme un pays n’ayant pas réussi à faire baisser son empreinte matière pendant la dernière décennie (estimée à 32-44 tonnes par an/habitant). Là encore, c’est l’une des empreintes les plus lourdes du monde. C’est la troisième la plus élevée dans l’UE ; elle fait plus de deux fois la moyenne mondiale, et même en prenant son estimation la plus basse, elle reste entre 4 et 8 fois au-dessus du niveau maximum théorique qu’il ne faudrait idéalement pas dépasser.
Même situation pour l’eau. La STATEC révèle un découplage entre le volume d’eau extraite et la population : « malgré une population en hausse de presque de 28,6 %, le volume d’eau extraite par habitant montre une réduction de quelque 24,2 % ». Une fois encore, le message est trompeur. Une autre façon de lire le même graphique serait de dire que le Luxembourg n’a pas réussi à faire baisser sa consommation totale d’eau. Même tendance pour l’utilisation d’engrais chimiques, avec des niveaux qui stagnent depuis 2010, et pour le volume total de déchets générés qui a légèrement augmenté depuis 2004. Le rapport célèbre un découplage entre la consommation énergétique totale et l’augmentation de la population sans remarquer que le Luxembourg consomme plus d’énergie qu’il y a 20 ans.
Résultat des courses. Après l’Irlande, le Luxembourg est le deuxième pays le moins écologiquement soutenable d’Europe. En prenant en compte l’ensemble de ses pressions environnementales, son empreinte atteint 393 % son budget écologique soutenable. Le pays n’a réussi à baisser ni son empreinte carbone, ni son empreinte matière, ni son empreinte eau, ni sa consommation d’énergie, ni son volume de déchets, ni sa consommation d’engrais. Niveau transition écologique, on aura vu mieux. Le Luxembourg est un bon exemple d’un pays en dépassement de ses limites planétaires qui ne parvient pas à baisser son empreinte. Dit autrement, un candidat parfait pour la décroissance.
Les promesses des modèles
Pendant ma conférence, j’avais partagé mes inquiétudes concernant les scénarios de modélisation. Ceux qui travaillent avec des modèles le savent bien, on peut les utiliser pour dire à peu près n’importe quoi. C’est important de le noter car c’était l’unique ligne de défense de Serge Allegrezza lors du débat : un scénario de la STATEC aurait soi-disant démontré la possibilité du découplage au Luxembourg.[4]
Premier problème : l’étude ne considère que les émissions territoriales. « Le périmètre du PNEC [plan national intégré en matière d’énergie et de climat] est celui de l’inventaire des émissions de GES [gas à effet de serre] et de la répartition de l’effort de réduction des émissions au sein des pays de l’UE. Il exclut par conséquent les émissions indirectes importées, qui sont de la responsabilité des pays producteurs de ces biens importés » (p. 7). Répétons-le encore et encore : une stratégie de décarbonation qui ne prend en compte que les émissions territoriales est insuffisante, car ce qui compte vraiment, c’est le volume total de gaz à effet de serre lié au mode de vie d’une population.
Deuxième problème : le scénario se contente de la cible de -55 % des niveaux d’émissions territoriales de 1990 d’ici 2030, conformément à la stratégie du Pacte vert pour l’Europe. Le périmètre de cette cible est inadapté à un pays où les émissions importées représentent la majeure partie de l’empreinte carbone nationale. Et même pour les émissions territoriales, c’est une cible peu ambitieuse pour un pays comme le Luxembourg.
Dans un working paper de février 2024 co-écrit avec Jérôme Cuny, nous précisions, au sujet du -55 %, que « this political target is relatively unambitious compared to scientific targets in line with Paris Agreement-compatible 1.5°C mitigation pathways, which range between -61% and -70% ». Le Luxembourg qui adopte la cible des -55 %, c’est l’équivalent d’un milliardaire qui propose de diviser la note d’un diner en parts égales. En tant que l’un des pays les plus riches au monde, on attendrait du Grand-Duché de Luxembourg un effort plus conséquent en termes d’atténuation du changement climatique que le minimum syndical imposé par la Commission Européenne.
Serge Allegrezza cite le rapport du Club de Rome Earth for all (2022) comme preuve. Déjà, devrait-on faire confiance à quelqu’un qui ne parvient même pas à épeler correctement le titre d’une publication ? (Le texte mentionne « Planet4 all », un titre qui n’existe pas.) « Un livre à mettre dans toutes les mains, honni par les décroissantistes et collapsologues de tout poil », nous explique-t-il avec assurance. Comme le modèle World3 de Limits to growth (1972), celui de Earth for all utilise la dynamique des systèmes pour simuler des scénarios de prospective. Ces scénarios ne sont pas des prédictions, mais simplement des visualisations de différentes dynamiques systémiques.
Un scénario est un ensemble d’hypothèses que l’on simule sur un ordinateur pour visualiser l’évolution d’un système. Le scénario Giant Leap (Earth for all) n’est ni une prédiction, ni une validation. Il représente et simule simplement des hypothèses. On pourrait très bien utiliser des modèles similaires pour élaborer des scénarios de décroissance.[5] C’est un bon exercice pour tester la cohérence logique d’une théorie, mais ce n’est pas un protocole adapté pour trancher entre deux alternatives qui se font compétition.
Notons d’ailleurs que la plupart des auteurs du livre ne seraient sûrement pas d’accord avec Serge Allegrezza. Sandrine Dixson-Declève, co-présidente du Club de Rome et autrice principale de Earth for all, est très critique vis-à-vis de la croissance verte. Dans son discours à la conférence Beyond Growth au Parlement Européen, elle identifie « l’obsession pour la croissance » comme cause principale de la crise actuelle. Si le texte du livre est moins critique, il ne tombe cependant pas dans une défense aveugle de la croissance à la Allegrezza. Il faut impérativement « s’éloigner d’une focalisation myope sur la quantité de croissance économique » (p. 69), écrivent les auteurs.
La troisième preuve mobilisée par Serge Allegrezza, c’est le rapport Bend the trend : Pathways to a liveable planet as resource use spikes (2024) qui « propose un scénario de découplage planétaire ». Mais attention, il faut là aussi faire la différence entre l’état actuel des science sur le découplage que l’on peut observer et les scénarios de prospectives. La situation actuelle est claire, nous dit le rapport : « Since the 2019 edition of this report series was published, trends in global resource use have continued or accelerated: between 2015 and 2023 there was no absolute decoupling of any environmental impact on the global scale, and all impacts increased in absolute terms with only a few temporary exceptions (such as a resource use decrease during the COVID-19 pandemic) » (p. 4).
Serge Allegrezza passe à côté du sujet. L’apport majeur de Bend the trend (2024) est de ne plus parler de découplage de PIB mais plutôt de découplage de bien-être. Le véritable défi de la transition écologique consiste à garantir « human wellbeing for all within planetary boundaries », comme le repète le dernier rapport du giec. Heureusement, il est tout à fait possible de maintenir une haute qualité de vie (ou même parfois de l’améliorer) tout en produisant et consommant moins.
Revenons à l’étude sur le dépassement des limites planétaires en Europe. La Suède obtient les mêmes scores de qualité de vie que le Luxembourg mais avec un dépassement écologique 2,8 moindre et un PIB par habitant 2 fois plus faible. Avec un PIB par habitant à hauteur de 50 % du PIB Luxembourgeois, les Pays-Bas ont une qualité de vie supérieure et une empreinte écologique deux fois plus légère. À quoi bon s’efforcer à verdir le mauvais indicateur de prospérité ? S’entêter à maximiser la croissance du PIB Luxembourgeois à tout prix est socialement futile et écologiquement insoutenable – c’est une position dogmatique.
Ignorance ou malice ?
La règle cardinale de la critique constructive consiste à ne pas déformer les propos de ceux que l’on critique. C’est mal parti pour Serge Allegrezza qui score un bingo de malentendus. À vrai dire, je le sentais arriver quand j’ai vu qu’il avait mentionné mon livre avec un titre inexact et une mauvaise date de publication. Si l’auteur n’a même pas pris une minute pour vérifier ce détail, cela en dit long sur l’effort investi pour se mettre à jour sur le sujet.
Les « décroissantistes » n’existent pas
Le terme « décroissantiste », utilisé six fois dans la tribune, n’existe pas. Ça serait aussi ridicule que d’appeler ceux qui défendent la croissance des « croissantistes » ou bien ceux qui prônent la durabilité des « durabilitistes ». En utilisant ce terme, et en me décrivant comme un « pape », Serge Allegrezza essaie insidieusement de dépeindre la décroissance comme un dogme. À l’écouter, je serais un dangereux idéologue, et lui, un penseur pragmatique et rationnel. En réalité, nous sommes simplement deux économistes avec des opinions différentes sur la croissance.
Clarifions les termes du débat. La décroissance est un concept utilisé pour décrire à la fois un phénomène concret (une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être), et un champs de recherche et d’action. Né au début des années 2000 en France, c’est une théorie qui a fait beaucoup de chemin et qui est aujourd’hui activement recherchée par une communauté internationale de chercheurs (voir, The political economy of degrowth, Chapitre 5 : Origins and definitions).
Selon le directeur de la STATEC, la décroissance aurait « un soubassement scientifique faible ». Là encore, Serge Allegrezza choisit l’étude qui l’arrange sans se poser trop de question. L’article de Savin et van den Bergh (2024) a été lourdement critiqué et devrait être considéré comme falsifié. Ces auteurs tentent, pour des raisons malhonnêtes, de torpiller un concept en essayant (maladroitement) de critiquer le champs d’étude dans son ensemble. Mais ils échouent à la fois sur le fond et sur la forme.
S’ils veulent vraiment montrer que la décroissance ne tient pas la route, pourquoi ne viennent-ils pas plutôt l’attaquer sur le terrain des idées ? Réponse : parce que c’est une bataille qu’ils ont perdu depuis longtemps. Les gens ne sont pas stupides. Les bonnes théories n’ont pas besoin de marketing. L’explosion de la popularité de la décroissance, à la fois dans les milieux scientifiques, civils, et institutionnels, est la meilleure preuve de sa véracité et son utilité.
La décroissance et la question du comment
« Si tous les pays font l’effort du découplage absolu entre l’utilisation des ressources (dont l’énergie) et la production de valeur ajoutée, le découplage peut s’enclencher et le dérèglement climatique peut-être endigué ». Le découplage n’est qu’un phénomène statistique observé par les chercheurs. Les pays ne font pas « l’effort du découplage », ce qui ne veut rien dire. Les différents pays prennent des décisions de production, de consommation, et de régulation, et nous pouvons ensuite mesurer l’effet de ces mesures sur l’évolution de l’empreinte écologique.
La question n’est donc pas « d’enclencher un découplage » ou non. Chaque territoire va devoir trouver sa propre recette de transition écologique. L’argument de la décroissance consiste à dire que, dans les pays riches, la stratégie du mieux (efficiency) ne suffira pas, et qu’il sera nécessaire de faire moins (sufficiency). Les vols en avion et la viande de bœuf, par exemple, sont des catégories de produit avec de très faibles marges d’efficience ; nous n’aurons donc pas le choix que de jouer sur le volet sobriété, c’est-à-dire faire voler moins d’avion et de manger moins de viande.
La différence entre la croissance verte et la décroissance, c’est que dans un scénario de découplage, la moindre production de certains produits (le bœuf, les vols en avion, les voitures thermiques) est plus que compensée par une production supplémentaire d’autres produits moins polluants. Au contraire, dans un scénario de décroissance, la bifurcation écologique se solde par une baisse net du PIB. Les deux stratégies ne sont pas parfaitement opposées. Comme je l’avais déjà expliqué dans ma réponse à Hannah Ritchie, les mesures préconisées au nom de la croissance verte ont plus de chance d’être efficaces dans une économie plus petite et sans croissance que dans une situation où les niveaux de production et de consommation augmentent constamment.
« Il faudrait décréter l’interdiction de faire des projets ! », s’affole Serge Allegrezza. « Peut-on interdire la recherche scientifique, la créativité, l’innovation et l’entrepreneuriat ? Peut-on éteindre les Lumières ? ». Argument de fond de tiroir, le bon vieux retour à la bougie. De la même manière qu’il pense possible « d’enclencher le découplage », il présuppose que la décroissance consiste à directement baisser le volume du bouton magique du PIB. Il n’en est rien. Le PIB est une variable de mesure, pas un interrupteur. Ce qui caractérise la décroissance comme stratégie de transition, c’est les mesures spécifiques qui la compose ; des taxes, quotas, des subventions, des interdictions, et une foule d’autres incitations pour changer nos modes de vie vers une économie où l’on produit et consomme moins.
Dans Exploring degrowth policy proposals (2022), nous avons fait l’inventaire de toutes les mesures étudiées dans la littérature sur la décroissance. Il y a 380 et aucune ne consiste à « interdire la recherche scientifique ». (Serge Allegrezza ferait bien de lire les sections « anti-innovation » et « anti-entreprise » dans le dernier chapitre de Ralentir ou périr.) Dans le Chapitre 6, j’articule même toutes ces propositions en cinq étapes de transition pour « mettre l’économie en décroissance ». Ces travaux auraient été une bonne base pour discuter de l’utilité des théories de la décroissance. Dommage que le directeur de la STATEC n’en ait lu aucun.
Le faux angle mort du social
Le social serait le « grand oublié » des théories de la décroissance. C’est une opinion à prendre avec des pincettes car, encore une fois, Serge Allegrezza ne connait rien au sujet. N’importe qui ayant lu quelques articles sur la question, même des publications anciennes comme What is degrowth ? (2013), Degrowth (2015), ou l’introduction de Degrowth : A vocabulary for a new era (2014), saurait que la décroissance va bien au-delà des préoccupations environnementales. Il existe d’ailleurs tout un pan de la littérature qui ne se préoccupe que des objections sociales à la croissance (voir Chapitres 3 et 4 dans Ralentir ou périr).
Mon passage préféré : « Le Luxembourg est confronté, à l’horizon 2050, à un problème additionnel, en sus du changement climatique : celui du financement de l’État providence (santé, dépendance, pensions). Il faut trouver l’équivalent de 10 % du PIB en plus pour financer l’État social ». C’est génial car cela montre bien que, quel que soit votre niveau de PIB, les obsédés de la croissance trouvent toujours une raison d’en vouloir davantage. C’est un peu comme les multimillionnaires qui, dans les sondages, affirment avoir besoin de deux fois plus d’argent pour se sentir à l’aise financièrement.
Les pays du Sud brûlent et le Luxembourg s’inquiète d’un « ajustement douloureux qui peut s’éterniser ». Quelle belle occasion de lire The anti-colonial politics of degrowth (2021) ou Less is more (2020) de Jason Hickel, et Olivier de Schutter dans The Poverty of Growth (2024) / Changer de boussole (2023) qui explique merveilleusement bien en quoi la croissance des pays riches est plus un problème qu’une solution. La décroissance d’un pays comme le Luxembourg n’est pas seulement une stratégie de transition pour les Luxembourgeois·es mais un impératif de survie pour le reste du monde qui subit aujourd’hui le « mode de vie impérial » des pays à haut revenus.
La question du financement de l’État providence n’est pas une question difficile, comme je l’explique dans cet entretien (La décroissance ? C’est bien gentil mais…). Le véritable angle mort, c’est la question de la santé écologique, passée à la trappe dans ce genre de discours naïfs qui continuent bêtement d’associer la croissance du PIB avec une farandole de bonnes choses, comme s’il suffisait d’appuyer sur le bouton magique du PIB pour résoudre tous les problèmes du monde.
L’état stationnaire n’est pas la stagnation
Pour Serge Allegrezza, la décroissance est une « philosophie stagnationniste ». « Le sur place de l’activité économique est vu par cette école comme la solution miracle au dérèglement climatique et la prémisse à l’avènement d’une société harmonieuse, apaisée et heureuse ! ». Je pinaille sur les détails mais c’est ma responsabilité d’expert. Historiquement, la décroissance s’est développée partiellement comme une critique de l’économie stationnaire ; c’était la dispute des années 1970 entre le mathématicien roumain Nicholas Georgescu-Roegen, l’un des précurseurs de la décroissance, et son disciple, l’économiste américain Herman Daly, père fondateur de l’économie stationnaire.
Selon moi, les deux approches ne sont pas irréconciliables. Dans mes travaux, j’utilise la notion de décroissance pour décrire un chemin de transition, sorte de grand régime macroéconomique pour des pays ne parvenant pas à faire baisser leur empreinte (#Luxembourg). Mais j’utilise aussi l’idée d’un état stationnaire comme ligne d’arrivée de la transition, une économie stationnaire en harmonie avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance (j’aime bien aussi parler de post-croissance, à la manière de J. Gadrey, D. Méda, T. Jackson, K. Soper, ou de K. Raworth).
Bien sûr, il faut remettre le désaccord entre Daly et Georgescu-Roegen dans son contexte. Il y a cinquante ans, les niveaux de surchauffe écologiques n’étaient pas aussi élevés. Peut-être était-il alors encore défendable qu’il suffirait de stabiliser les niveaux d’activités économiques dans certains pays avant que ceux-ci ne dépassent leurs limites planétaires. Aujourd’hui, nous savons que le sur place ne suffit pas. Un pays comme le Luxembourg ne peut pas se contenter de renoncer à croître davantage, il doit aussi faire le nécessaire pour réduire suffisamment rapidement son empreinte écologique, et cela risque très probablement de passer par une phase de décroissance.
La stationnarité d’une économie ne garantit pas qu’elle soit « harmonieuse, apaisée, et heureuse », comme le moque Serge Allegrezza. Pour qu’elle le soit, il va falloir repenser en profondeur notre système économique. C’est ici que la littérature sur la post-croissance nous est précieuse. Des concepts comme l’hédonisme alternatif, la frugalité heureuse et créative, le convivialisme, et l’économie du bien-être, nous permettent d’imaginer différents modes d’organisation économique où il est possible de bien vivre sans toujours avoir à produire et consommer davantage.
Laissons le dernier mot à John Stuart Mill, qui en 1848 déjà faisait l’éloge d’une stationnarité qui rime avec progrès : « Il n’est pas nécessaire de faire observer que l’état stationnaire de la population et de la richesse n’implique pas l’immobilité du progrès humain. Il resterait autant d’espace que jamais pour toutes sortes de culture morale et de progrès moraux et sociaux ; autant de place pour améliorer l’art de vivre et plus de probabilité de le voir amélioré lorsque les âmes cesseraient d’être remplies du soin d’acquérir des richesses ».[6]
Conclusion : Tout ça pour ça
Si je ne l’avais pas rencontré en chair et en os, je n’aurais jamais cru que Serge Allegrezza existait vraiment. Seul un bot aurait pu produire une critique aussi cheap, à la façon des IA bas de gamme qui propagent des complots sur les réseaux sociaux. Une critique pantouflarde sans aucune originalité[7] ; pas d’effort de recherche, aucun chiffres, et une salade de mots en –ismes en guise d’argumentaire. Difficile de tomber plus bas. Mais celles et ceux qui nous ont vu débattre et qui aujourd’hui nous lisent ne sont pas dupes. C’est la beauté de la méthode scientifique. Peu importe qui l’on est, peu importe d’où l’on vient, la seule chose qui compte, c’est la solidité d’un argument. Alors faites-vous confiance. Votre esprit critique est notre meilleure arme contre la paresse intellectuelle d’une poignée d’économistes qui préfèrent voir la planète brûler plutôt que de changer d’avis.
[1] Voici quelques-unes de mes publications sur le sujet de découplage (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13).
[2] Alors bien, sûr il faut croire l’auteur sur parole car il ne cite aucune étude scientifique. Des grandes déclarations sans preuve, c’est la tactique classique des défendeurs de la croissance verte. Pour celles et ceux qui veulent des preuves tangibles, j’ai écrit avec des collègues Decoupling debunked (2019) une synthèse des études théoriques et empiriques sur le découplage. En 2022, j’ai aussi publié une longue analyse de ce que le rapport AR6 du giec avait à dire sur la question du découplage, et le chapitre le plus épais de mon livre Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (2022) est sur l’impossibilité de la croissance verte, chapitre que j’avais d’ailleurs résumé lors de cette conférence à Luxembourg.
[3] L’empreinte matière (material footprint) mesure la quantité totale de matières premières nécessaires pour produire tous les biens et services consommés par les résidents d’un pays.
[4] Il n’a pas mentionné l’étude dans la tribune, mais j’imagine que c’est celle-là : Simulation de la transition énergétique de l’économie luxembourgeoise, novembre 2023.
[5] C’est d’ailleurs ce que commencent à faire nombre de chercheurs : e.g., Li et al. (2023) et Kikstra et al. (2024) pour l’Australie, D’Alessandro et al. (2020) et Briens (2015) pour la France, Li (2023) pour la Chine, Gran (2017) pour l’Allemagne, ou Victor (2019) pour le Canada.
[6] John Stuart Mill dans le même texte de 1848 : « Aussi ne puis-je éprouver pour l’état stationnaire des capitaux et de la richesse cette aversion sincère qui se manifeste dans les écrits des économistes de la vieille école. Je suis porté à croire qu’en somme, il serait bien préférable à notre condition actuelle. J’avoue que je ne suis pas enchanté de l’idéal de vie que nous présentent ceux qui croient que l’état normal de l’homme est de lutter sans fin pour se tirer d’affaire, que cette mêlée où l’on se foule aux pieds, où l’on se coudoie, où l’on s’écrase, où l’on se marche sur les talons et qui est le type de la société actuelle, soit la destinée la plus désirable pour l’humanité, au lieu d’être simplement une des phases désagréables du progrès industriel ».
[7] Le titre de l’article est d’ailleurs précisément le même qu’une autre tribune, tout aussi mauvaise, du chroniqueur Marc Touati en 2020.