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Le GIEC enterre la stratégie de la croissance verte

Peut-on croître sans polluer ? C’est l’affaire Galilée du XXIe siècle. Quoi de mieux que le rapport du GIEC sur l’atténuation du changement climatique pour éclairer la question du « découplage », cette hypothèse d’une dissociation entre croissance du PIB et émissions de gaz à effet de serre. Direction le Chapitre 2 où une partie est dédiée au sujet (voir : Le découplage dans le rapport AR6 du GIEC). Cette partie mobilise 21 études scientifiques et la grande majorité d’entre elles sont sceptiques. Le découplage y est décrit comme « insuffisant » avec des taux de réduction « bien trop faibles », et la croissance verte comme une stratégie « trompeuse » et « malavisée » qui « repose en partie sur la foi ». 

Même Klaus Hubacek, l’auteur de cette section sur le découplage n’y croit pas. Dans l’article principal qu’il utilise dans le rapport du GIEC, lui et ses co-auteurs parviennent à la conclusion suivante : 

« le découplage absolu [dans les 24 pays où l’étude l’observe] est insuffisant pour éviter de consommer le budget d’émissions de CO2 restant pour limiter le réchauffement planétaire à 1,5°C ou même à 2°C et pour éviter un effondrement potentiel du climat. Des efforts considérables sont nécessaires pour réduire les émissions mondiales conformément aux objectifs de l’Accord de Paris, et il semble de plus en plus évident que même un découplage absolu généralisé et rapide pourrait ne pas suffire à atteindre ces objectifs sans une certaine forme de décroissance économique. […] Même si certains pays ont atteint un découplage absolu, ils continuent à ajouter des émissions dans l’atmosphère montrant ainsi les limites de la ‘croissance verte’ et du paradigme de la croissance. Même si tous les pays découplent en termes absolus, cela pourrait ne pas être suffisant pour éviter un changement climatique dangereux ».

Voilà l’essentiel : les rares pays qui font l’expérience d’un découplage ne parviennent qu’à stabiliser leurs émissions à des niveaux trop élevés ou bien à les réduire de manière insuffisante.

Certains diront que le Résumé à l’Intention des Décideurs du rapport sur l’atténuation affirme que :

« au moins 18 pays ont maintenu des réductions d’émissions de GES mesurées par la production ainsi que de CO2 mesurées par la consommation pendant plus de 10 ans. […] Certains pays ont réduit leurs émissions de GES basées sur la production d’un tiers ou plus depuis leur pic, et d’autres ont atteint plusieurs années de taux de réduction consécutifs d’environ 4 %/an, comparables aux réductions mondiales dans les scénarios limitant le réchauffement à 2°C (>67 %) ou moins. Ces réductions n’ont que partiellement compensé la croissance des émissions mondiales. (confiance élevée) ». 

Il faut savoir que le résumé du GIEC est un document politique qui résulte de délibérations entre États, un processus qui tend à diluer certains messages. L’étude des 18 pays en question est bien moins optimiste. La réduction médiane entre 2005 et 2015 n’est que de 2.4 %, des réductions « très loin de la décarbonisation mondiale profonde et rapide du système énergétique qu’impliquent les objectifs de l’Accord de Paris », selon Corinne Le Quéré, l’autrice principale de l’article. L’étude montre d’ailleurs que ces réductions sont en partie expliquées par un ralentissement de la croissance économique dans les pays concernés, et que « si le PIB retrouve une forte croissance, les réductions de la consommation d’énergie pourraient s’affaiblir ou s’inverser » (voir : Is green growth happening ?). 

Les conclusions de Klaus Hubacek et de Corinne Le Quéré, deux des experts les plus respectés sur le sujet, s’accordent avec le reste de la littérature : une poignée de pays a réussi à stabiliser ses émissions à des niveaux extrêmement élevés, avec des périodes temporaires de réduction minuscules concernant seulement une partie de leurs activités. Dire que la croissance de ces pays s’est « verdie » parce que leurs émissions ont diminué de quelques pourcents reviendrait à dire que j’ai « gravi » l’Everest après avoir parcouru les premiers mètres. Dans les faits, ce n’est pas faux, mais c’est tout de même fallacieux – une sorte de greenwashing macroéconomique.

Cette croyance en un découplage magique du PIB est devenue un discours de l’inaction pour refuser de mettre en cause le mode de vie insoutenable des pays à haut-revenu. C’est une vérité difficile à nier : la croissance économique rend plus difficile la réduction des émissions par rapport à un scénario de décroissance où le volume de la production et de la consommation diminue. En effet, les biens et services les plus faciles à verdir sont ceux qu’il n’est pas nécessaire de produire, et donc plus nous pouvons réduire la consommation, plus il sera facile de réduire les émissions (c’est d’ailleurs le message du Chapitre 5 dans le rapport du GIEC. Voir : Sufficiency means degrowth et Le GIEC ouvre la voie d’une décroissance soutenable et conviviale).

Comme souvent, une vague de climato-rassuristes essayera de faire taire le message scientifique du GIEC en citant à tue-tête les affirmations ambiguës de son résumé politique. Ils parleront de bonnes nouvelles pour légitimer une stratégie qui ne marche pas et qui nous mène droit vers un cataclysme climatique que nous aurions pu éviter. En plein procès de Galilée, il va falloir choisir entre science et politique climato-sceptique, c’est-à-dire entre la stratégie de la décroissance soutenable et celle d’un découplage imaginaire. La science nous dit que, tout comme le soleil ne tourne pas autour de la Terre, la poursuite de la croissance économique dans les pays riches n’est pas compatible avec la stabilité climatique. La croissance verte n’est qu’une « promesse non tenue », comme le dit António Guterres, secrétaire général des Nations unies, une de ces « promesses vides qui nous mettent fermement sur la voie d’un monde invivable ».