C’est une bonne surprise de voir un fil Twitter où Christian Gollier, le directeur général de Toulouse School of Economics, parle de décroissance. Après avoir lu Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (septembre 2022), il offre plusieurs commentaires sur la relation entre l’économie, les économistes, et la décroissance ; une belle occasion d’entrer en discussion, en attendant l’opportunité de débattre de vive voix !
Je ne pense pas que le terme « décroissantisme » soit approprié. Cela laisserait entendre que l’on peut différencier ceux qui critiquent la décroissance, représentés ici par Christian Gollier, qui seraient apolitiques, neutres et objectifs, et ceux qui la défendent (ici, moi en l’occurrence) qui seraient exactement le contraire : des idéologues ultra-politisés. Mais ce n’est pas le cas : Christian Gollier et moi sommes tous deux chercheurs en économie, et quelles que soient nos opinions, je ne pense pas qu’une soit plus « politique » que l’autre. Rien ne sert de débattre si l’on commence par qualifier la position de l’adversaire d’irrationnelle ou d’hérétique.
On pourrait d’ailleurs facilement inverser la phrase : « Évidemment, il faut retirer la couche de doxa très politique du croissantisme : déplafonnement des salaires, privatisation des secteurs de l’énergie et de la banque, libéralisation du marché du travail… ». Les deux positions existent. Certains ont construit une idéologie centrée autour d’une nécessaire réduction de la production et de la consommation. Ils sont donc en opposition directe avec un autre groupe, qui eux ont construit une idéologie centrée autour de la nécessaire augmentation de la production et la consommation. Les deux positions sont tout aussi idéologiques l’une que l’autre.
On ne peut pas diviser les « décroissantistes » et « les économistes » en deux catégories distinctes. J’en suis l’exemple parfait : je suis à la fois économiste et en faveur de la décroissance – et je suis loin d’être le seul. La position de la décroissance se situe sur un spectre analytico-idéologique concernant la question de la croissance et de ses conséquences : certains économistes qui travaillent sur les questions de soutenabilité considèrent la croissance comme une solution (e.g., Alessio Terzi et son Growth for good), et d’autres, la considère comme un problème (e.g., ma réponse à Alessio : Degrowth for good).
On ne peut pas regrouper « les économistes » dans une unique catégorie qui parlerait d’une voix consensuelle. Il suffit d’observer Thomas Piketty et Dominique Seux tous les vendredi sur France Inter pour réaliser que les économistes disent tout et son contraire (et le débat serait encore plus houleux si l’on y invitait quelques économistes hétérodoxes !). Ce n’est pas un reproche, au contraire, cette diversité de points de vue est une force. Il n’y a pas une mais plusieurs sciences économiques. Tous les chercheurs en économie partagent la même méthode scientifique mais ils n’ont pas tous les mêmes approches méthodologiques. Certains économistes font de l’ethnographie, d’autres des expériences en laboratoire ; certains utilisent des modèles mathématiques, d’autres non. La seule chose que tous les économistes ont en commun, c’est leur objet d’étude : les activités économiques, définies de différentes manières en fonction des hypothèses ontologiques de chaque courant.
La grande famille des économistes a accès à une large boite à outils, même si chaque école privilégie des instruments différents. Par exemple, l’économie de l’environnement (l’approche néoclassique des questions liées aux ressources naturelles) a tendance à beaucoup étudier les instruments de marché, notamment la taxe carbone et d’autres signaux prix, alors que l’économie écologique passe plus de temps à étudier les mécanismes de rationnement, par exemple les quotas carbones. On ne construit pas une maison avec seulement un marteau. Pour que les sciences économiques soient utiles, nos boites à outils doivent être bien remplies.
Comme toujours en sciences sociales, nous ne sommes jamais sûrs de rien. Ce qui caractérise l’économie écologique, c’est qu’elle admet qu’il est impossible de remplacer certains mécanismes biophysiques par des technologies humaines (on appelle ça l’hypothèse de la « soutenabilité forte »). Aucune machine ne peut aujourd’hui remplacer le climat terrestre et la circulation des eaux océaniques. Nos outils étant nécessairement produit à partir de matériaux naturels, ils ne peuvent jamais complètement se substituer à la nature (c’est pour cela qu’il est si difficile de faire baisser notre « empreinte matière »). Cette posture invite donc une certaine précaution : vu que nous ne savons pas construire des écosystèmes, mieux vaut trop d’effort de conservation que pas assez. Plutôt que d’une « certitude du pire », parlons d’une pédagogie des catastrophes : pour pouvoir éviter le pire, il faut le considérer comme possible et explorer les meilleures manières de le contourner.
Commençons par noter que certains économistes intègrent la finitude du monde mieux que d’autres. Chacun sa spécialité. Les économistes écologiques travaillent depuis les années 1980 sur cette question et ont développé des outils bien plus sophistiqués que d’autres courants qui se sont concentrés sur d’autres questions. Utiliser un modèle macroéconomique standard pour faire des scénarios de transition écologique serait comme demander à Zlatan Ibrahimović de jouer au ping-pong. Il pourrait sûrement le faire mais ce n’est pas sa spécialité.
Le progrès technique n’est qu’illusoire si l’augmentation de la productivité d’un facteur pris en compte dans le modèlese fait au détriment de la productivité d’un autre qui n’est pas pris en compte. L’introduction des engrais, pesticides et herbicides, par exemple, augmente temporairement le rendement du travail agricole, mais ce au prix d’une perte de biodiversité, de fertilité des sols, etc. Le surplus de production s’accompagnee d’un déclin des facteurs de productionécologiques. Ce qui apparaît comme un progrès technique dans une fonction de production néoclassique se révèle en réalité la substitution d’un facteur par un autre dans une fonction de production écologique. Si l’on tient compte de tous les facteurs, on note finalement une perte de productivité et un recul technique.
Et puis j’ai quand même l’impression que l’histoire va dans le sens de l’argument décroissant. La position de Christian Gollier est exactement la même que celle des économistes qui critiquaient le rapport Meadows au début des années 1970. En gros : vous n’avez pas de mécanisme de prix et vous sous-estimez le progrès technique. Cinquante ans plus tard, les scénarios d’effondrement des Meadows sont malheureusement assez proches de la réalité, et il existe plusieurs modèles bien plus avancés – avec des mécanismes de prix et du progrès technique – pour les confirmer (voir, par exemple, les travaux de modélisation de Tim Jackson et de Peter Victor). On peut discuter les détails des modèles mais l’état des lieux écologique d’instances comme le GIEC et l’IPBES est sans appel : les écosystèmes se sont fortement dégradés. Nous avons perdu 50 ans à attendre un progrès technique salvateur qui n’est jamais véritablement arrivé. Sommes-nous prêts à refaire exactement la même erreur ?
Voilà ce que nous pouvons faire : regarder les taux de découplages dans les pays qui ont le mieux réussi à faire baisser leur empreinte écologique. Les résultats de ces études donnent à réfléchir. Les émissions carbones n’ont baissé que dans une poignée de pays au monde, et cela essentiellement pendant des récessions ou des périodes de croissance faible. L’empreinte matérielle, l’un des indicateurs les plus important car il prédétermine la majorité des impacts environnementaux, restent à des niveaux bien trop élevés pour être soutenables. La situation de la biodiversité est affolante avec de nombreux chiffres chocs (e.g., le nombre d’oiseaux a diminué de 25% en près de 40 ans en Europe). Voilà où nous en sommes : une économie où les niveaux de production et de consommation sont toujours très fortement dépendants des ressources naturelles.
Peut-on faire beaucoup mieux beaucoup plus vite ? J’en doute. Il faudrait faire de 3 à 6 fois mieux partout dans le monde et pour toutes les pressions sur l’environnement dès cette année et tous les ans jusqu’à ce que toutes les pressions environnementales soient revenues sous le seuil des limites planétaires. C’est un peu l’équivalent d’espérer que, dès demain, l’intégralité des humains deviennent 6 fois plus forts que Zlatan Ibrahimović au foot.
Cela fait plus de quatre ans que je cherche des preuves tangibles pour justifier la stratégie de la croissance verte, épluchant les presque 1000 études empiriques disponibles sur le découplage. Résultat : cela parait très très très peu probable, voir impossible. Avec un tel degré d’incertitude et de si lourdes conséquences, la décroissance dès aujourd’hui apparaît comme une solution précautionneuse. Si le progrès technique s’accélère, tant mieux, cela signifie que nous réduirons notre empreinte encore plus rapidement, quitte à pouvoir re-augmenter la production et la consommation ensuite. Comme je l’explique dans un récent entretien dans L’Obs: “Ces deux paris ne sont pas symétriques : si on ne trouve jamais la technologie miracle, on aura déglingué la Terre sans avoir de plan B ; si on se lance dans la décroissance et que le progrès technologique finit par nous sauver la mise, au pire, on aura tenté de baisser les inégalités et de redonner du sens à nos vies.”
Il existe une différence ontologique entre l’économie de l’environnement (néoclassique) et l’économie écologique. Pour la première, les ressources naturelles sont une sous-partie des activités humaines – un simple facteur de production. Pour la seconde, c’est l’économie humaine qui est une sous-partie du système Terre. Cette différence de vision du monde est lourde de conséquences. En économie écologique, l’effondrement c’est game over. Plus d’écologie, plus d’économie. Les économistes de l’environnement s’inquiètent des impacts négatifs du réchauffement climatique sur la croissance du PIB. Les économistes écologiques eux s’inquiètent plutôt des impacts négatifs de la croissance sur le réchauffement climatique. Ces deux approches ne donnent pas la même valeur à la nature et mènent donc à des arbitrages différents sur la radicalité des mesures pour la sauver.
En tant qu’économiste, je laisse les débats sur la nature humaine aux philosophes, qui seront bien plus compétents que nous autres pour en discuter. J’en profite pour citer un passage de Ralentir ou périr (2022 : pp. 263-264) qui capture parfaitement mon positionnement sur le sujet : « Nous ne sommes ni égoïstes ni altruistes. Je ne viendrais pas opposer à la fable de l’individu calculateur celle d’une nature humaine aimable et généreuse. Les comportements qui sont aujourd’hui la cause de notre malédiction sont déterminés par des conventions sociales, rien de plus. Les chefs d’entreprise ne sont pas des monstres cupides, pas plus que les haut-fonc- tionnaires des bureaucrates sans passion et les publicitaires des escrocs. Nous jouons tous un rôle spécifique dans le grand théâtre de l’économie. La première étape pour la transformer, c’est d’admettre que ces rôles peuvent changer ». Je ne suis ni rousseauiste ni hobbesien. Je cherche simplement à mieux comprendre le rôle des institutions dans nos comportements afin de pouvoir les changer.
Limiter la publicité commerciale supprimerait en effet des incitations à consommer. Une étude macroéconomique a estimé que la pub en France a conduit les ménages à consommer 5,3 % de plus (en cumulée entre 1992 et 2019) et à travailler 6,6 % plus longtemps pour pouvoir se permettre ses achats additionnels. Si cette étude est correcte, limiter la publicité serait une manière de faire baisser (ou du moins de ne plus faire augmenter) les achats. Si l’on désire réduire la consommation pour alléger l’empreinte écologique, il faudrait faire en sorte que ces limitations soient ciblées sur les biens et services les plus polluants (par exemple, l’interdiction de faire de la publicité pour certains types de voiture ou pour les vols en avion).
Si l’on ne parvient pas à réduire notre empreinte totale rapidement, nous serons bientôt confrontés à un effondrement écologique. Si mes analyses sur le découplage (Chapitre 2 : L’impossible découplage) sont correctes, le véritable choix est le suivant : décroissance choisie aujourd’hui ou effondrement subi demain. La manière douce ou la manière forte. Des deux transitions, je pense que la première, une stratégie démocratiquement organisée, juste, sélective, et progressive, sera plus heureuse que son alternative : un rationnement brutal et injuste par la pénurie.
La force de l’option décroissance est qu’elle fonctionne sans « miracles technologiques majeurs ». Si l’on ne peut suffisamment verdir tel ou tel secteur (par manque de miracles technologiques), il faudra donc réduire la production et la consommation. Le fait que cette transition soit heureuse ou non est une question de second plan. Si, en effet, nous sommes contraints de devoir décroître, alors oui, essayons autant que possible de rendre cette transition démocratique, juste, et agréable. Mais même si l’on découvrait qu’elle nous rendrait malheureux, cela n’annulerait pas le besoin d’une transition écologique.
N’étant partagé que par certains économistes, l’hypothèse de l’homo oeconomicus est très loin d’être « un fait ». Elle est d’ailleurs régulièrement source de critiques par nos collègues historiens, anthropologues, sociologues, psychologues, et même par de nombreux économistes hétérodoxes. Affirmer que l’être humain « recherche avant tout son bonheur » présuppose un certain individualisme, presque un égoïsme. Mais comment dès lors expliquer les nombreux comportements altruistes ? Et comment prendre en compte l’aspect positionnel de la consommation ? Deuxième critique : bien des philosophes s’opposeraient à l’idée que « le bonheur se trouve dans la consommation » (e.g., Hartmut Rosa, Pierre Rabhi, ou Kate Soper). L’idée même de faire « croître » indéfiniment le bonheur mérite d’être questionné – le bonheur n’est pas une histoire de quantité mais plutôt de qualité. Troisième hypothèse difficile à tenir : l’être humain « chercherait le bonheur dans son pouvoir d’achat ». Là encore, on retrouve le biais néoclassique de ne regarder que ce qui a un prix tout en ignorant de nombreuses choses essentielles pour notre bien-être qu’on ne peut acheter.
Étant moi-même économiste, je n’irais pas jusqu’à m’auto-insulter dans mon propre livre ! La critique dans Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance s’adresse principalement à un courant des sciences économiques sur une question particulière : les théories néoclassiques appliquées à l’étude de l’économie de l’environnement. Et ici, ce n’est pas une question d’idiotie et d’intelligence, mais plutôt d’hypothèses et de choix théoriques. Je critique certaines théories de la croissance verte, et le cadre analytique de l’économie néoclassique en général, pour avoir assez mal intégré la nature. C’est une critique constructive qui vise à améliorer les sciences économiques en général dans leur capacité à mieux comprendre le rôle de la nature dans les activités humaines.
Il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer l’importance que nous donnons aujourd’hui à l’accumulation, cette fameuse hégémonie de la croissance. Si les économistes (dominants) ne pensaient pas qu’il faille maximiser les agrégats monétaires, pourquoi aucun d’entre eux n’a jamais été en faveur de la décroissance ou même de l’état stationnaire ? Le simple fait que Christian Gollier qualifie ceux qui proposent de produire et consommer moins de « décroissantistes » en dit long. Ce n’est pas qu’une question de PIB. Quand bien même les externalités et les échanges non-marchands seraient intégrés dans le PIB, je suis sûr que Christian Gollier affirmerait qu’il conviendrait toujours de le faire croître, et cela à jamais. C’est cet imaginaire accumulatif du toujours plus que la décroissance critique, lui opposant un éloge des limites, un imaginaire du suffisant.
C’est curieux car c’est justement en partant de la logique de l’approche coût / bénéfice que l’économiste américain Herman Daly, l’un des pères fondateurs de l’économie écologique, a construit dans les années 1970 une critique environnementale de la croissance. Pour Daly, la croissance devient « anti-économique » lorsque ses coûts dépassent ses bénéfices (c’était aussi l’argument de Ezra J. Mishan dans The costs of economic growth en 1967). À quoi bon continuer à produire et consommer plus dans un pays comme la France où la croissance économique cesse d’augmenter le bien-être moyen tout en aggravant la situation écologique ?
Il ne s’agit pas de refuser une méthode mais d’en reconnaître les limites. L’approche coût / bénéfice souffre d’une limite parfois indépassable : celle de la commensurabilité des variables par les prix. En économie néoclassique, l’approche consiste à mettre un prix sur les différents coûts et bénéfices. Mais comment faire pour intégrer ces choses pour lesquelles il est difficile (ou même impossible) de fixer un prix ? L’alternative à cette approche par les prix ne consiste pas à prendre des décisions au hasard (« l’arbitraire aveuglement destructeur » dont parle Christian Gollier), mais à utiliser les approches d’évaluation multicritères qui permettent de comparer plusieurs décisions en fonction d’une batterie d’indicateurs économiques, sociaux, et écologiques. C’est en utilisant ces approches que l’on en vient à justifier le besoin d’une réduction de la production et de la consommation dans un pays comme la France.
En conclusion, c’est une bonne chose que les économistes dits « dominants » commencent à s’intéresser au sujet de la décroissance. Pour que ce débat soit constructif, attention à ne pas dégainer sur des malentendus. La décroissance est à la fois un mouvement social et un courant académique. On peut la discuter à la fois politiquement (pour ou contre l’interdiction de la publicité ?) ou scientifiquement (quel serait l’impact de l’interdiction de la publicité sur la consommation ?), mais attention à ne pas mixer les deux. Deuxièmement, les sciences économiques ne sont pas parfaitement homogènes (si tous les économistes étaient d’accord entre eux, ça se saurait !). De nombreuses approches théoriques existent dans des courants de pensée fondamentalement différents. Ce pluralisme est une force, surtout dans une situation où nous cherchons désespérément des plans B.