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Réponse à David Cayla : Décroire pour décroître 

Quel bonheur de lire une critique détaillée de Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (2022). Merci à David Cayla d’avoir pris le temps d’écrire « Réflexions sur le bon usage du PIB ». Son texte pose plusieurs questions qui éveilleront la curiosité de nombreux économistes : Pourquoi ouvrir le livre avec une critique du PIB ? Quel est l’objectif de la décroissance ? Que devrait-on réduire de manière prioritaire ? Qui décidera quelles sont les productions les plus essentielles ? Dans quelle proportion le PIB devrait-il être réduit ? Est-il socialement acceptable de diviser par deux le revenu disponible des ménages ? Comment gérer politiquement le choc que la décroissance provoquerait ? 

Décroire et décroître : l’imaginaire et le réel

« Timothée Parrique entend proposer une réflexion générale sur la décroissance. Étrangement, pourtant, Parrique a du mal à en dégager une définition précise, pas plus qu’il ne définit vraiment la croissance ou le PIB ». C’est la critique principale de David Cayla : il y aurait confusion au niveau de mes définitions. Avant de clarifier ce que j’entends par croissance et décroissance, rappelons que les concepts se définissent toujours à au moins deux niveaux : les idées et la réalité. Le premier s’attache au contenant (la nature du concept en tant qu’idée) et le second au contenu (le phénomène décrit par le concept). Du point de vue des idées, la décroissance est à la fois une théorie critique utilisée en économie écologique, un courant de pensée qui a émergé en 2002, une stratégie de transition pour faire face aux crises écologiques et beaucoup d’autres choses à la fois, selon l’angle que l’on prend pour l’analyser (voir The future is degrowth pour un tour d’horizon). 

Mais on peut aussi conceptualiser la décroissance comme un phénomène réel. Dans le livre, je la définis comme « une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être ». La définition reste toujours la même. Elle est annoncée dès l’introduction (p. 15) et reprise dans le chapitre 6 : « Un chemin de transition. Mettre l’économie en décroissance » où les cinq sous-sections correspondent verbatim aux éléments de la définition, chacune essayant de détailler ce que signifie précisément (1) une réduction de la production et de la consommation, (2) pour alléger l’empreinte écologique, (3) planifiée démocratiquement, etc.

Le PIB est aussi à la fois une idée et un phénomène – d’où le sous-titre du chapitre 1 : « entre phénomène et idéologie ». La définition réelle du PIB est assez consensuelle. Les mots peuvent changer d’une définition à l’autre, mais l’idée reste la même : « la somme des valeurs ajoutées brutes nouvellement créées par les unités productrices résidentes une année donnée, évaluées au prix du marché », selon la définition de l’Insee. Pour être encore plus précis, le Système de Compatibilité Nationale le définit comme « la somme des valeurs ajoutées brutes de toutes les unités productrices résidentes augmentée de la partie (éventuellement du total) des impôts moins les subventions sur les produits qui n’est pas déjà incluse dans l’évaluation de la production » (p. 35). Le PIB comme idée est un sujet d’étude plus complexe et les analyses sont nombreuses et diverses.[1]

La croissance économique en tant que phénomène est simplement l’augmentation du PIB, censé refléter une augmentation de la production. Quand le PIB augmente, c’est qu’une économie produit plus. La croissance économique en tant qu’idée est beaucoup plus difficile à cerner. Ma première tentative d’explication date de The political economy of degrowth (2019) que l’on peut retrouver dans le chapitre 1, et plus spécifiquement dans les sections « How does it grow ? Sources and drivers » (pp. 62-67) et « Why should it grow? Collective imaginaries about growth » (pp. 67-76). C’est l’analyse que l’on retrouve au début du livre : la croissance devenue obsession socio-politique.  

« Si tel est l’objectif de la décroissance – limiter nos besoins sociaux pour limiter notre emprise sur l’environnement – pourquoi dans ce cas commencer le livre par une critique du PIB ? ». Tout simplement car c’est aujourd’hui pour défendre le PIB que nous refusons de produire et consommer moins. Comme je l’écris dans l’introduction du Chapitre 1 : La vie secrète du PIB : « si la croissance est devenue le moteur principal de l’insoutenabilité sociale et écologique [c’est l’hypothèse centrale du livre], la comprendre et la démystifier est notre seul moyen d’y échapper ». Si la croissance est devenue une idéologie, pour décroître, il va falloir d’abord décroire. La décroissance est donc à la fois une décroyance (théorie critique) et une décrue (phénomène réel). La décroyance vise à « décoloniser l’imaginaire de la croissance » (Serge Latouche), c’est un « mot obus » pour « pulvériser l’idéologie de la croissance » (Paul Ariès), une « attaque frontale contre l’imaginaire de la croissance » (Giorgos Kallis). La décrue vise la réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être.

Que doit-on décroître exactement ? 

« En fin de compte, quel est l’objectif de la décroissance ? », demand David Cayla. La chose la plus importante à décroître, c’est l’empreinte écologique. Un pays comme la France est dans une situation intenable de dépassement de sa biocapacité. Un chiffre parmi tant d’autres : la France consomme chaque année l’équivalent de 2,86 fois sa biocapacité. Cela veut dire que si tous les humains vivaient comme le français moyen, nous aurions besoin de presque trois planètes pour subvenir à nos besoins. S’il n’est pas possible de faire baisser l’empreinte écologique totale tout en produisant et en consommant plus (ou même la même chose), il faudra donc produire et consommer moins (c’est l’argument du chapitre 2 : L’impossible découplage). C’est pour ça que j’aime bien comparer la décroissance à un régime macroéconomique : supprimer des produits pour alléger les pressions sur l’environnement. 

Malgré son abstraction et ses nombreuses limites, le PIB mesure fidèlement l’agitation monétaire, une agitation qui reste aujourd’hui fortement corrélée aux pressions sur l’environnement. Le PIB est donc un bon proxy pour estimer le poids écologique à un moment donné (cela explique également pourquoi il est impossible de réduire l’usage des ressources naturelles sans baisse concomitante de l’activité économique totale). Mais quand David Cayla demande « dans quelle proportion le PIB devrait-il être réduit ? », il regarde le doigt qui montre la lune. L’objectif final est de baisser la demande énergétique, l’extraction de matériaux, l’usage des sols, l’impact sur la biodiversité, les émissions de gaz à effet de serre, etc. La première famille d’indicateurs pour mesurer le succès d’une transition décroissante se comptent en tonnes de CO2, en degrés de température, en kilos de matériaux, en litres d’eau, en kilomètres carrés de sols artificialisés, ou en nombre d’espèces – pas en euros. 

Passons à la deuxième étape : Que faut-il arrêter de produire et de consommer pour réduire l’empreinte écologique totale ? « Si j’appelle un taxi pour me rendre à la gare, je fais croître le PIB ; si je demande à un ami de m’y emmener en voiture, je réponds au même besoin sans faire varier le PIB. Mais du point de vue de la planète, les deux opérations sont parfaitement équivalentes ». La chose qu’il importe de réduire ici c’est la production et la consommation de voiture. C’est pour ça que je préfère parler de réduction de la production et de la consommation dans ma définition de la décroissance plutôt que de faire référence à des indicateurs monétaires comme le PIB. J’insiste sur production et consommation: rien de sert d’arrêter de produire des voitures tout en continuant à en importer de l’étranger, et rien de sert d’arrêter de conduire des voitures si l’on continue à en exporter à l’étranger. Pour baisser l’empreinte écologique, il faut supprimer des voitures. 

« Car avant de dire qu’il faut réduire le PIB, il est important de savoir de quoi parle-t-on exactement, ce que les théoriciens de la décroissance font rarement ». La distinction entre consommation et investissement est une convention comptable.[2] Du point de vue biophysique, il n’y a pas de différence entre la consommation des ménages, la consommation non marchande, et l’investissement public et privé. En termes d’énergie et de matériaux, une voiture produite est une voiture produite, peu importe qu’elle soit utilisée par un ménage, une association, un fonctionnaire, ou une entreprise. « Que devrait-on réduire de manière prioritaire ? Les dépenses de consommation des ménages ? La production de services publics et des associations caritatives ? L’investissement ? », questionne David Cayla. La réponse est ailleurs. Peu importe la catégorie comptable que l’on lui donne, ce qu’il faut réduire, dans l’exemple précédent, c’est le nombre de voitures et de kilomètres parcourus.   

Pour continuer avec l’exemple de la mobilité, le changement s’effectue sur au moins trois niveaux. On peut d’abord (1) éviter des déplacements, c’est-à-dire simplifier certains besoins de mobilité (e.g., faire du télétravail, partir en vacances moins loin, ou habiter plus près de ses lieux d’activité). L’évitement se solde par la disparition – partielle ou totale – du besoin d’avoir accès à une voiture. C’est de la décroissance dans le sens le plus pur du terme : moins de voitures et moins de kilomètres parcourus. On peut ensuite (2) substituer les modes de déplacement : prendre le train à la place de l’avion ou le vélo à la place de la voiture. Et on peut finalement (3) améliorer le mode de déplacement que l’on ne peut ni éviter ni substituer : faire du covoiturage avec une voiture électrique, mettre des vélos cargos en commun. Contrairement à l’évitement, l’effet de la substitution sur l’activité économique est plus subtil et dépendra des choix de production – même si l’on peut supposer que les mobilités actives et les transports en commun soient moins intenses en valeurs ajoutées monétaires. Même incertitude au niveau de l’amélioration : partager une voiture à plusieurs et allonger sa durée de vie permet de réduire la production totale de voitures mais l’invention de nouvelles voitures mènera à un surcroît d’activités économiques pour les produire et les vendre. 

« Les impératifs écologiques impliqueront de changer en profondeur notre système productif, ce qui nécessite des investissements dans le ferroviaire, la rénovation des bâtiments, la décarbonation de notre système productif… D’autres investissements à vocation purement marchande devraient sans doute être réduits. Quel serait le solde global ? La réponse n’est pas claire ». Réponse claire : le solde global devra forcément être une baisse de l’empreinte écologique totale. Vu qu’il est impossible de poser des rails, faire circuler des trains, et rénover des bâtiments sans utiliser d’énergie et de matériaux et sans générer de déchets et de pollution, il faudra forcément trouver le budget biophysique pour ces activités. Problème : nous sommes déjà en dépassement écologique. Pour abaisser notre usage total de ressources naturelles, toute augmentation de la production quelque part demandera une baisse plus importante de la production autre part. Le solde global sera donc une économie au métabolisme biophysique plus petite, et donc, selon l’hypothèse du chapitre 2 du livre, une économie dont les niveaux de production et de consommation seront inférieurs à ceux d’aujourd’hui.  

Troisième étape : pourquoi mêler démarchandisation et réduction de l’empreinte écologique ? Réponse : la marchandisation de certains services nous enferme souvent dans des stratégies de croissance. Le chauffeur de taxi qui travaille pour une entreprise à but lucratif se verra imposé de plus en plus de courses. Ce n’est pas le cas de l’ami qui nous dépose. L’entreprise de taxi s’organise autour de la production d’une valeur d’échange (un chiffre d’affaires que l’on peut chercher à faire croître à l’infini) alors que l’ami serviable se concentre sur une valeur d’usage (la satisfaction d’un besoin ponctuel et donc fini). L’hypothèse que j’explore dans mes travaux est qu’une démarchandisation partielle de certains secteurs (le logement, l’agriculture, l’énergie, les télécommunications) permettrait de supprimer des impératifs de croissance, ce qui faciliterait la réduction de la production et de la consommation. Si personne ne s’enrichissait à construire des voitures, des autoroutes et des parkings, il serait plus facile de décider d’arrêter d’en produire.  

Au risque de décevoir certains économistes, peu importe de savoir quel sera l’ampleur de la réduction du PIB après (1) la réduction de la production et la consommation et (2) la démarchandisation d’une partie de l’économie. La question de David Cayla – « dans quelle proportion le PIB devrait-il être réduit ? » – ne devrait pas nous distraire. La seule raison pour laquelle nous accordons de l’importance à cette question est que nous sommes socio-politiquement obsédés par le PIB – d’où l’important d’en faire la critique et de formuler un plan de transition avec des indicateurs plus concrets. 

Décroissance et services publics 

« Réduisez la production marchande de 100 milliards d’euros, vous réduirez mécaniquement les revenus monétaires de 100 milliards d’euros. Et vous réduirez aussi, par la même occasion, les recettes fiscales et donc la capacité de financer l’activité non marchande, c’est-à-dire des services publics ». C’est ici que le cadre théorique de David Cayla atteint ses limites. 

Le problème, c’est qu’il ne pense qu’en euros. L’économie standard laisse penser qu’une activité marchande génère une richesse monétaire qui est ensuite disponible pour financer une activité non-marchande. Cependant, le raisonnement en termes de flux biophysiques est exactement l’inverse. Si une entreprise achète un camion pour faire des livraisons, c’est un budget carbone, matière, eau (toutes les ressources nécessaires pour construire et faire rouler le camion) qui ne sera alors plus disponible autre part dans l’économie. Même raisonnement pour l’utilisation de notre budget temps. Une heure passée à conduire un camion de livraison est une heure qui ne sera pas passée à conduire un bus scolaire. Si l’on veut continuer à pouvoir financer – en litres, en tonnes, en watts, et en heures de travail – ces choses que l’on veut voir croître, il va falloir libérer un budget écologique et social quelque part ailleurs (c’était l’un des messages de ma présentation à la conférence Beyond Growth du Parlement Européen). 

Imaginons maintenant que la nature soit organisée comme un gouvernement qui collecterait des taxes pour payer ses abeilles, ses verres de terre, et ses arbres. Vu que ces espèces n’acceptent pas d’euros, il faudrait les payer en ressources naturelles, en espace (et donc en énergie et en matériaux), et en heures de travail de préservation, maintenance, et reconstruction écologique (pour ce qu’il est possible de de réparer). Si l’on veut davantage de services écosystémiques, il faudrait donc « investir » une plus grande partie de notre budget biophysique, et donc forcément réduire l’usage de ces ressources dans d’autres parties de l’économie. 

Ceci dit, David Cayla a raison de rappeler que dans une économie monétarisée, l’allocation de ces ressources s’organise souvent en euros. Mais cette limite n’est pas indépassable. Il faut simplement se mettre d’accord collectivement pour mobiliser (investir) et cesser de mobiliser (désinvestir) certaines de nos ressources humaines et naturelles. Les prix sont des institutions humaines et les euros sont créés par nous-mêmes. L’argent magique existe (e.g., l’assouplissement quantitatif des banques centrales), mais l’énergie magique n’existe pas. J’admets que la tâche n’est pas simple mais elle est relativement plus simple que d’arriver à faire fonctionner une économie dans un monde aux écosystèmes dégradés. Dit autrement, le financement des services publics est un problème secondaire par rapport au financement des services écologiques. 

La seule situation qui justifierait la croissance de l’activité totale, c’est si nous n’avions en France pas assez de produits pour satisfaire les besoins de toute la population. C’est loin d’être le cas. L’économiste Pierre Concialdi calcule le revenu national minimum qui permettrait à toute la population française de vivre décemment. En 2021, ce revenu minimum nécessaire correspondait à 56 % du revenu national (pp. 120-122 dans Ralentir ou périr). La pauvreté et l’insuffisance des services publics n’est pas un problème de production qui demande un surcroît d’activité totale mais plutôt un problème d’allocation qui nécessite des décisions collectives d’allocation. Si nous voulons éradiquer la pauvreté monétaire, donnons simplement de l’argent aux personnes qui n’en ont pas, comme le suggère Denis Colombi dans Où va l’argent des pauvres ? Si nous voulons de meilleurs services publics, décidons simplement de mobiliser une partie de notre richesse pour les avoir. 

Décroissance et inégalités 

Comme le rappelle David Cayla, « réduire le PIB, c’est forcément réduire les revenus ». Mais dire que « la consommation individuelle des ménages sera forcément réduite » laisse entendre une certaine restriction générale qui mettrait en danger les ménages les plus précaires. Même écueil quand David Cayla affirme que la décroissance ne sera pas « le bonheur et la félicité pour tous » ou bien qu’elle sera d’une « violence inouïe pour tout le monde ». Rappelons que la décroissance est un phénomène macroéconomique, c’est-à-dire une réduction du revenu national. C’est important de le rappeler car tous les ménages n’ont pas les mêmes niveaux de vie. Selon le dernier rapport de l’Observatoire des Inégalités, les 30 % les plus riches captent la moitié du revenu national et la moitié des ménages les plus riches captent près de 70 % de tous les revenus, ne laissant que 30 % pour le reste de la population, dont seulement 9 % pour les 20 % des ménages les plus pauvres. 

Si l’on cherchait à réduire le revenu national, on pourrait simplement commencer par supprimer une partie des revenus de la moitié la plus riche des français. Mais attention : l’objectif de la décroissance n’est pas de baisser les revenus, c’est de baisser la production et la consommation de ces choses qui alourdissent notre empreinte. Par chance, ce sont les plus riches qui consomment le plus de ressources naturelles.[3] C’est une heureuse coïncidence : la réduction de l’empreinte écologique la plus efficace est aussi celle qui est la plus susceptible d’être acceptée par la majorité de la population. 

Nous avons donc une marge de manœuvre importante pour une décroissance proportionnelle où les plus privilégiés baisseraient leurs empreintes carbones davantage et beaucoup plus vite que la moyenne, et verrait disparaître une portion de leur revenus équivalent à l’évitement des activités économiques. Selon les calculs de l’ingénieur Clément Caudron, il est possible de diviser par deux le PIB français sans toucher aux revenus de la moitié la plus pauvre de la population et on retrouve des résultats similaires dans plusieurs exercices de modélisation post-croissante.[4] Là encore, on peut pinailler sur les chiffres mais la logique est solide : on peut très bien réduire l’activité économique totale tout en s’assurant que les effets soient différenciés pour différentes classes de ménage.  

 « [I]l est absurde d’affirmer que la décroissance n’affectera qu’une partie minoritaire de la société. La réalité c’est que la décroissance représentera une rupture anthropologique d’une violence inouïe pour tout le monde ». Nous venons de montrer que la décroissance n’affectera pas tout le monde de la même manière. La simplification des besoins (entendez évitement) doit être proportionnelle à l’empreinte écologique individuelle : beaucoup pour ceux à l’empreinte la plus lourde, moins pour ceux autour de l’empreinte moyenne, très peu voir rien pour les plus pauvres. Si l’on reprend la triade énoncée plus haut : (1) l’évitement ciblera principalement les riches alors que les plus pauvres seront plutôt du côté (2) de la substitution et (3) de l’amélioration

« [M]ême si ‘l’argent ne fait pas le bonheur’ comme on dit, il est difficile d’affirmer que baisser les revenus assurera aux ménages d’être plus heureux, plus émancipés et plus libres, surtout si cette baisse pèse exclusivement sur la part de la consommation qu’ils peuvent librement choisir ». Là encore, ça dépend pour qui. En France, le point d’Easterlin (le seuil à partir duquel l’augmentation du revenu perd sa corrélation avec l’augmentation du bien-être) se situe autour de 2000 euros (p.37). Là encore, on peut être en désaccord sur les chiffres, mais moins sur la tendance : la baisse du revenu/bien-être d’une minorité affluente sera plus que compensée par la hausse du revenu/bien-être de la majorité la plus pauvre. Prenez quelques milliards à Bernard Arnault et donnez l’autre aux ménages à faible revenu : il y a fort à parier que le solde final en termes de bien-être soit positif. Faites la même chose, tout en détruisant une partie de cette richesse (c’est l’aspect évitement de la décroissance)[5], et ce solde positif social deviendra aussi un solde positif environnemental. 

« Ce qui est certain, c’est qu’il est hautement improbable que la transition vers la post-croissance se fasse dans le bonheur et la félicité pour tous. […] En masquant cette violence pour rendre leur projet désirable, les partisans de la décroissance risquent de rendre bien plus difficile l’acceptation des mesures qu’ils seraient amenés à prendre s’ils parvenaient au pouvoir. Churchill avait eu le courage de dire aux Britanniques qu’il leur promettait ‘du sang et des larmes’ afin de vaincre l’Allemagne nazie. On attend des décroissants qu’ils aient la même honnêteté intellectuelle. Chiche ? ». 

C’est un point qui, au fil des années, m’a beaucoup fait réfléchir. En toute honnêteté, je suis plus que jamais convaincu de ce que l’anthropologue Jason Hickel appelle la « double coïncidence heureuse de la décroissance » : les choses que nous devons faire pour survivre sont aussi celles que nous devrions faire pour mieux vivre. Et pourquoi pas faire l’éloge de la lenteur, de la simplicité, et de la convivialité ? Le matérialisme à outrance (Kate Soper Juliet Schor)  et la culture travailliste qui va avec nous rend malheureux (Céline Marty ; Dominique Méda), tout comme les inégalités (Pickett et Wilkinson), le manque de démocratie (Julia Cagé) et la destruction de la nature (Alice Desbiolles). Nous avons plus que jamais besoin de nouveaux récits. Le véritable défi consiste à éduquer notre désir collectif pour des futurs plus ambitieux ainsi qu’à y croire pour se donner les moyens de les faire advenir. 

Décroissance et démocratie 

« [P]rendre des vacances, faire une sortie au restaurant, au cinéma, renouveler sa garde-robe… toutes ces consommations marchandes doivent-elles être divisées par deux ? Qui décidera quelles sont les consommations utiles et superfétatoires ? Et, surtout, comment parvenir à faire accepter ces décisions à la population ? ». D’abord, attention à ne pas tout ramener aux décisions de consommation ! Il faut baisser la consommation et la production, et donc demander des changements de comportements à la fois du côté des consommateurs et de celui des producteurs. Ces décisions s’effectuent à plusieurs niveaux. 

Le gouvernement impose déjà une division entre l’utile et le superfétatoire, via, par exemple des taux différents de TVA (des taux réduits à 10 %, 5,5 %, 2,1 %, et même 0 % pour des biens et services considérés comme essentiels), diverses taxes sur les produits de luxe, la progressivité des taxes sur les revenus et la richesse, et à travers l’orientation des dépenses publiques en général. Il faudrait maintenant intégrer l’aspect écologique dans ces décisions. Le défi est tel qu’il conviendrait d’organiser des conventions citoyennes pour être sûr que ces décisions reflètent le bien commun, ce qui les rendrait sûrement plus acceptable par la population.    

Ces décisions se prennent aussi à l’échelle des municipalités. Les budgets participatifs permettent déjà de discuter démocratiquement de l’usage d’une partie du budget d’une commune. Pourquoi ne pas étendre cette participation à toutes les transformations nécessaires pour la transition écologique ? On pourrait imaginer des conventions municipales pour décider de comment allouer un budget limité (et décroissant) de carbone, de matériaux, d’eau, en plus de celui en euros etc. Ce serait là encore une bonne façon de s’assurer de l’acceptabilité sociale des mesures de transition.

« [D]evrions-nous limiter l’accès à certaines ressources pour éviter que, dans le cadre de leur temps libre les individus continuent de produire et d’approfondir leur empreinte écologique ? ». Là encore : nous le faisons déjà ! Il existe en France une quarantaine d’instruments de fiscalité environnementale et un certain nombre de quotas (e.g., chasse, pêche, construction, carbone, eau en période de sécheresse) et de protections (parc naturels, espèces protégées, maltraitance animale) pour éviter des débordements écologiques. Loin de moi l’idée d’affirmer que ce dispositif est efficace. Aujourd’hui, il n’a pas permis d’inverser la tendance et il va donc falloir le développer considérablement pour qu’il mène à de meilleurs résultats. Mais la logique reste la même : nous allons devoir décider collectivement de nous auto-limiter (sur ce sujet, voir l’incontournable livre de Giorgos Kallis, Éloge des limites).

Chaque entreprise et chaque association décide également quoi produire et des choses qu’elle consomme pour se faire. Là aussi il faudra intégrer des objectifs environnementaux (et leurs implications sociales) dans ces décisions. Nous savons que, collectivement, il faudrait que les entreprises énergétiques arrêtent d’ouvrir de nouveaux puits de pétrole et de gaz et que les constructeurs automobiles renoncent à produire des véhicules surdimensionnés. Dans Ralentir ou périr, je propose simplement de démocratiser ces décisions en dotant les entreprises des secteurs socio-écologiquement stratégiques (l’énergie, la mobilité, l’alimentation, la construction, etc.) de conseils de transition à multiple parties prenantes. Plus il y aura de parties prenantes représentées et plus on leur permettra de délibérer, plus les décisions finales seront à mêmes d’être acceptées par l’ensemble de la population. 

Et puis n’oublions pas les individus. Nous faisons tous les jours la différence entre l’utile et le superfétatoire à travers nos choix de consommation et d’activité. Là encore, les mécanismes resteront les mêmes mais il faudra inclure un nouvel élément : l’empreinte écologique. Il faudra, en fonction des ressources disponibles (à décider politiquement sur les niveaux énoncés plus haut), choisir de renoncer à tel ou tel produit. C’est déjà le cas pour ces ménages qui prennent à cœur le défi de la soutenabilité, décidant d’abandonner leur voiture, d’arrêter de prendre l’avion, et de moins manger d’animaux. C’est aussi le cas pour cette génération de professionnel qui démissionnent d’entreprises écocidaires pour se réorienter vers des activités moins nocives. Il faudra, en fonction des priorités de chacun et suivant l’encadrement collectif plus général au niveau du gouvernement, des communes, des associations, et des entreprises, choisir ensemble les activités qui comptent le plus.  

« Dire que cela serait acceptable politiquement dans un régime démocratique me semble totalement déraisonnable ». Le possible est un spectre. Il me paraît en effet davantage possible d’organiser une division par deux du revenu moyen des ménages français, de supprimer toutes les lignes aériennes nationales, de taxer l’intégralité des profits de Total que de vivre sans biodiversité dans un climat à +4°C. J’admets que c’est un défi sociétal majeur mais on en revient toujours au choix cornélien auquel nous faisons face : ralentir ou périr. Décroissance choisie aujourd’hui ou effondrement subi demain. Si l’on admet que la décroissance choisie est plus acceptable démocratiquement que l’effondrement subi, alors la question n’est pas : « est-il possible de décroître dans le contexte actuel » mais plutôt « comment faire pour que cela devienne possible ».

 « Comment gérer politiquement une telle décroissance et le choc que cela produirait ? ». Commençons par rappeler que le choc dépendra de la manière dont on l’organise. J’ai démontré dans cette réponse qu’il était possible de décroître tout en protégeant les plus pauvres, en maintenant un certain niveau de services publics, et potentiellement même, en améliorant la qualité de vie sur le long terme. Si nous arrivons à l’organiser telle quelle (et cela devrait être l’objectif), la décroissance ne sera pas vraiment un choc. Rappelons une dernière fois que le véritable choc à éviter, c’est celui de l’effondrement ; un effondrement qui devient de plus en plus probable par notre refus de produire et consommer moins. La décroissance choisie dès aujourd’hui sera beaucoup plus facile à organiser de manière démocratique, juste, et conviviale que l’effondrement subi qui nous attend demain. 

***

Sur la forme, ce qui me surprend dans la critique de David Cayla, c’est d’être soupçonné de malhonnêteté intellectuelle. Je n’aime guère être qualifié de « décroissant » et encore moins de « décroissantiste », comme dit Christian Gollier. Que gagnerait un académique à mentir, si ce n’est risquer sa carrière ? L’intégralité de toutes mes publications est accessible à tous et les critiques sont toujours les bienvenues. Il n’y a rien à vendre, seulement de la matière à penser. Si l’on falsifiait ma théorie de manière convaincante, démontrant alors l’inutilité ou l’inopérance de la décroissance, je papillonnerais simplement vers un autre sujet de recherche. Cela n’a pas encore été fait. Sur le contenu de la critique, une grande partie de l’article de David Cayla porte sur des détails comptables qui, comme j’espère l’avoir démontré, ont peu d’importance dans la logique générale de l’argument. Il y a aussi des questions légitimes sur l’aspect politique d’une telle transition auxquelles j’ai tâché de répondre au mieux. Au final, cette critique est une joyeuse surprise. Si de l’intégralité de mes travaux, ce sont seulement ces quelques points qui fâchent, cela veut dire que le débat sur l’économie de la décroissance a grandement avancé depuis l’émergence du concept il y a plus de vingt ans.


[1] Voir, par exemple, If women counted (1988)The hegemony of growth (2016)Au-delà du PIB (2008)Les nouveaux indicateurs de richesse (2005)Mismeasuring our lives (2010)Gross Domestic Problem (2013)GDP: a brief but affectionate history (2014), or The Little Big Number (2015)

[2] Dans le Système de Comptabilité National, on différencie la consommation et l’investissement (la formation brute de capital fixe). « La consommation est l’activité par laquelle les unités institutionnelles utilisent des biens ou des services » (p. 8). Pour être encore plus précis, elle correspond à « l’emploi intégral des biens et des services dans un processus de production ou pour la satisfaction directe de besoins humains » (p. 188). Si les biens et services sont entièrement détruits pendant la production, on parle de consommation intermédiaire. La consommation finale est une catégorie plus générale d’usage de biens et services par les ménages ou la société. La formation de capital fixe – ce qu’on appelle aussi l’investissement – correspond à « la valeur des acquisitions nettes des cessions d’actifs fixes » (p. 8), les actifs fixes étant ces choses que l’on utilise de façon répétée dans la production pendant plus d’une année (si l’actif est détruit en moins d’une année, c’est de la consommation intermédiaire). 

[3] Les études qui le démontrent sont maintenant nombreuses, récemment pour l’Autrichele Royaume-Unila France et l’Allemagnel’Europe, ou les États-Unis (voir aussi le Climate Inequality Report 2023). Pour des considérations plus générales : Carbon Inequality (2019)Fin du monde et petits fours (2023), et Comment les riches détruisent la planète (2007).  

[4] Par exemple, Antoine Monserand dans le chapitre 3 de The macroeconomics of degrowth (2022) ; Peter Victor avec son modèle Low-grow pour le Canada (voir la deuxième édition de Managing without growth, 2019) aussi adapté pour l’Allemagne dans la thèse de Christoph Gran en 2017 ; les exercices de modélisation de Tim Jackson et Peter Victor, e.g., Does slow growth lead to rising inequality ? (2016) ; le scénario de décroissance en France développé par François Briens dans sa thèse, La décroissance au prisme de la modélisation prospective (2016) ; et un autre scénario aussi pour la France avec le modèle EUROGREEN (Feasible alternatives to green growth, 2020) de Simone d’Alessandro et ses collègues. 

[5] Quand je parle de « destruction » de richesse, il ne s’agit pas de brûler des billets de banque et de couler le méga-yacht de Bernard Arnault, mais plutôt d’accepter la disparition de ces actifs au profit d’un gain environnemental. Le jet privé sera immobilisé au sol et deviendra une aire de jeu gratuite pour enfants, le yacht sera démonté et recyclé en vélos cargos, les entreprises seront redirigées vers des productions écologiques, et l’argent sera mobilisé pour un investissement écologique avec des retours négatifs sur investissement.