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Réponse à Jacques Attali : Ralentir pour survivre

J’ai lu avec beaucoup d’attention le post de Jacques Attali « Croissance, décroissance, a-croissance ». Alors c’est vrai, au début, je ne m’attendais qu’à un énième tabassage conceptuel. Mais ce texte m’a surpris car, même si Jacques Attali se dit contre la décroissance, les idées qu’il évoque s’en rapprochent beaucoup. L’auteur a-t-il pris le temps de parcourir la littérature récente sur le sujet ? Peut-être pas, mais peu importe : quelle belle opportunité d’ouvrir le dialogue et de discuter du fond, en mettant pour une fois de côté, les inquiétudes liées au label qu’on leur assigne. 

Croissance ou production ? 

Jacques Attali met en cause le fait que « la croissance économique [est] la véritable cause des dérèglements climatiques et des autres problèmes de l’environnement ». Ce n’est pas la croissance qui pose problème, affirme-t-il, mais la « production marchande ». 

Mais les deux reviennent au même. La production est l’œuf et la croissance la rapidité avec laquelle les poules pondent. Donc si la production marchande est un problème, sa croissance la transforme en un plus gros problème – d’où les critiques de la poursuite de la croissance. Et si la production marchande est un problème, réduire son volume fait partie de la solution – d’où l’idée d’une décroissance de la production.

Dans son expression la plus simple, la décroissance est la réduction planifiée et démocratique de la production et de la consommation dans les pays riches, pour réduire les pressions environnementales et les inégalités, tout en améliorant la qualité de vie. Ce n’est donc pas une cessation complète de la production, mais plutôt une stratégie sélective, sorte de régime macroéconomique permettant d’amincir le métabolisme biophysique d’une économie.

La fin de la production polluante 

Pour Jacques Attali, il conviendrait de faire « disparaitre toutes dimensions polluantes dans la production marchande, en n’utilisant plus, pour produire ni énergie fossile, ni sucre artificiel, ni pesticides, ni tabac ni drogue ». 

Ne faisons pas de détour : cette solution atteint vite ses limites. En parlant de vérité scientifiquement acquise, en voilà une : le découplage que l’on observe aujourd’hui dans les économies les plus vertes est loin d’être suffisant pour faire face à l’urgence climatique. On peut plus ou moins facilement/rapidement découpler une partie des impacts, mais pas beaucoup plus.  

Cela ne veut pas dire qu’il faut cesser d’essayer de découpler. Au contraire, encourageons toutes les initiatives qui cherchent à décarboner et à circulariser la production d’aujourd’hui. Mais ne nous arrêtons pas là. Essayons aussi de directement réduire la production et la consommation (la stratégie de la sobriété) afin de pouvoir concentrer nos efforts sur une production qui sera plus petite, et qualitativement plus facile à verdir. 

Réduire la production veut effectivement dire, comme le propose Jacques Attali, de fermer une partie des activités des compagnies d’énergies fossiles, des producteurs de plastique, d’emballages, de pesticides, mais aussi des entreprises publicitaires et financières. On retrouve ici un aspect important du concept de décroissance : choisir à quelles formes de production on devrait renoncer.

Maximiser la Sieste Intérieure Brute 

« Ces investissements seraient porteurs d’une formidable croissance de la productivité, et de la production ». Si par « productivité », on entend notre capacité à économiser les ressources, c’est-à-dire à mieux produire (et pas seulement à produire davantage), et si « production » signifie une production socialement utile qui vient répondre à des besoins concrets, alors d’accord. 

Mais ne retombons pas dans un productivisme aveugle. Restons concentrés sur les valeurs d’usage, c’est-à-dire la satisfaction des besoins. Si les besoins augmentent, produisons plus ; mais si les besoins sont satisfaits, nul besoin de s’évertuer à croître. (Et dans tous les cas, cessons de mesurer notre performance économique avec l’indicateur obsolète du PIB.) La croissance, c’est-à-dire les sursauts d’agitation économique, devrait être ponctuelle, comme solution à une situation de manque ; mais cela ne devrait pas être le mode de fonctionnement par défaut d’une économie développée. 

Parlons maintenant de la seconde solution évoquée par Jacques Attali : « réduire la place de la production marchande dans les activités humaines. […] passer plus de temps à converser, à rire, à aimer, à lire, à faire de la musique ou du théâtre, à jouer, à passer du temps avec des amis ». Un décroissant n’aurait pas dit mieux. Voilà un bel objectif pour remplacer le PIB : au lieu de chercher à croître de X % par an, cherchons à réduire le temps de travail de X % par an. Maximisons la Sieste Intérieure Brute et calculons la performance de notre économie de par les ressources qu’elle nous permet d’économiser (le temps de travail mais aussi les ressources naturelles).

Heureuse coïncidence, nous dit Jason Hickel dans Less is more, ce que nous devons faire pour survivre est aussi ce que nous devrions faire pour mieux vivre. Réduire et ralentir la production marchande (à la fois son volume et son importance) relâcherait la pression sur les écosystèmes et libèrerait du temps libre. Un métabolisme économique plus petit et plus lent qui permettrait de mieux satisfaire les besoins.  

Dépasser la mentalité acquisitive 

Jacques Attali répète l’une des maximes du courant de la simplicité volontaire : « le très court temps dont nous disposons sur cette planète est plus important que d’y accumuler des objets ». Cette phrase me replonge dans Avoir ou être ? d’Erich Fromm, un ouvrage de 1976 qui pose le dilemme que nous retrouvons aujourd’hui. Nous devons choisir entre l’idéologie de la croissance, sorte de passion de « l’avoir » concentrée sur l’acquisivité et obsédée par l’argent, et « l’être », un autre mode d’existence fondé sur les relations humaines, l’accomplissement intellectuel et spirituel dans une relation épanouie avec le monde qui nous entoure. 

Les concepts ne manquent pas : sobriété heureusesimplicité volontaireabondance frugalevoie plus simple, ou hédonisme alternatif. Différentes façons d’appeler un nouveau rapport à la consommation qui privilégie la qualité et le sens à la quantité et le prix. Ces nouvelles mentalités de consommation s’insèrent dans des paradigmes économiques plus généraux : la décroissance, la post-croissance, le post-capitalismel’écosocialisme, le convivialismel’économie du donut, ou même l’économie sociale et solidaire. Il y a des désaccords sur les détails (et heureusement), mais pas sur l’idée centrale : construire une économie du bien-être désobsédée de l’argent, une économie où la production serait socialement utile et écologiquement soutenable.

Contre l’idéologie de la croissance et la marchandisation du monde, privilégions la suffisance, la résonance, et la sollicitude. Mesurons la performance de nos économies en fonction de leur capacité à améliorer ce que Amartya Sen appelait les « capabilités », c’est-à-dire le pouvoir de vivre, et pas seulement le pouvoir d’achat. En fonction des besoins, certaines économies seront amenées à produire plus, et d’autres à réduire leur volume de production. Débarrassons-nous de cette vision Sisyphéenne d’une économie qui devrait toujours croître et remplaçons là par l’idée d’une économie du bien-être avec un métabolisme biophysique adapté aux réalités de l’anthropocène.

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Je me réjouis de voir ces lignes jaillir de la plume de Jacques Attali, qui montre que, quels que soient nos désaccords sur les détails, il est urgent d’opposer les diktats d’un commercialisme hors de contrôle. J’invite Jacques Attali à consulter la littérature scientifique sur le sujet de la décroissance qui a beaucoup évolué ces dernières années et à me contacter s’il veut continuer la discussion. Ce qu’il faut retenir, c’est que le règne de l’argent s’oppose aujourd’hui au règne du vivant. Les économies développées sont dans une impasse. Pilule bleue : continuer à chercher la croissance à tout prix et croiser les doigts pour que ça ne fasse pas craquer la planète. Pilule rouge : mettre nos mythes économiques à plat et repenser l’économie au-delà du capitalisme et de la croissance. Il faut faire un choix et il faut le faire maintenant. Pilule bleue ou pilule rouge ?