Le jeudi 2 février 2023, j’ai participé à un panel sur le thème « Consommer. Dépenser moins et autrement, à quel prix ? » lors de l’évènement Solutions Solidaires. Je m’y suis retrouvé confronté à Mercedes Erra, présidente de BETC Groupe (une agence française de publicité), qui, sans surprise, a fait l’éloge de la publicité. Je réponds ici à ses propos, exprimés à la fois pendant la discussion (replay disponible ici) ainsi que dans une courte tribune publiée le même jour dans Libération (La sobriété, ce nouvel objet du désir) au côté de la mienne (La décroissance : dépenser moins de nature).
La publicité en France
« Quand vous parlez de publicité, vous avez l’impression qu’il y a des grands groupes derrière, mais en fait, il y a 80 % des publicitaires qui sont des petites entreprises ». Fact-checking : en France, seulement 66 000 entreprises, soit 1,6 % des entreprises, ont eu recours à la publicité en 2019. Parmi celle-ci, 10 000 entreprises (0,25 % de toutes les entreprises) concentrent 97 % des dépenses. Les 2000 annonceurs les plus importants contrôlent plus de 85 % du marché et 500 annonceurs cumulent les 2/3 des dépenses totales. La moitié du marché est monopolisée par moins de 200 grands annonceurs et 1/5 du budget total revient à 31 très grands annonceurs. En gros, très peu d’entreprises font de la publicité et l’espace publicitaire est monopolisé par une minorité de grands groupes.
« Il n’y a pas que les entreprises qui font de la pub. Les ONG font de la pub ; les gouvernements font de la pub ». Les dépenses de communication commerciale en France s’élevaient à 33,8 Mds€ en 2019. Dans celles-ci, le budget média du gouvernement en 2022 ne représente que 465 millions d’euros, soit moins de 1,5 % de toutes les dépenses publicitaires. Certaines ONG font effectivement de la pub. Selon des chiffres de 2007, les 13 associations[1] avec les plus gros budgets publicitaires dépensaient un total de 20 millions d’euros par an – l’association la plus active (La ligue contre le cancer) dépensait 3 millions d’euros par an. Des chiffres plus récents indiquent qu’en 2017, 367 ONG avaient fait de la publicité pour un montant total de 160 million d’euros, une somme dérisoire comparé aux 25 million d’euros de budget moyen des campagnes des 500 plus grands annonceurs.
J’aurais dû m’y attendre de la part d’une publicitaire, mais Mercedes Erra essaie désespérément de nous vendre son secteur. « Je crois à la démocratie. Et la démocratie, c’est que les entreprises aient un droit de parole encadré mais un droit de parole ». La réalité est que seulement une poignée d’entreprises font de la pub et que la part des associations et du gouvernement dans les dépenses totales de publicité est marginale. C’est aussi démocratique qu’une élection où moins de 2 % de la population aurait le droit de voter et où ce droit serait proportionnel au porte-monnaie.
« Je suis pour un monde de liberté. Je pense que les entreprises doivent parler. Je pense que les consommateurs leur demandent de parler ». Si seulement la publicité informait vraiment… Et même si, à quoi bon exposer la totalité de la population à une pub sur une voiture ou un sac à main alors que seulement une infime minorité sont en recherche d’information sur le sujet ? J’ai du mal à imaginer que quiconque apprécie que McDonald lui parle le matin dans le métro pour leur rappeler qu’ils vendent des frites. Si les entreprises voulaient vraiment informer les consommateurs, elles rendraient disponibles l’intégralité de toutes les informations sur leurs produits à des organisations comme Que Choisir et elles travailleraient avec des ONG environnementales indépendantes pour évaluer leur véritable empreinte écologique au lieu de faire du greenwashing à gogo.
La publicité est-elle utile ?
La modératrice de l’évènement a présenté Mercedes Erra en mentionnant ses campagnes publicitaires pour McDonald’s, Air France, et Évian. Cela en devient presque trop facile à critiquer tant ces produits sont aujourd’hui emblématiques d’une propagande agressive pour des biens non-essentiels voire néfastes.
« L’eau d’Évian, que vous ne trouvez pas intéressante. Les avions, vous ne pensez que ce n’est pas intéressant du tout de voyager. Toutes ces choses-là ». Mercedes Erra n’a même pas essayé de défendre McDonald’s et c’est tant mieux. Même si l’on arrivait à justifier la nécessité de continuer à produire de la malbouffe hyper salée/sucrée et ultra-carnée, il resterait encore à démontrer qu’il est désirable de parsemer nos lieux publics de publicités pour McDonald’s. En 2018, McDonald, Burger King, et KFC ont à elles seules dépensé plus de 350 millions d’euros dans des campagnes publicitaires, presque autant que le budget communication du gouvernement. 278 millions d’euros sont dépensés chaque année pour faire la promotion des sodas, dont un tiers par Coca-Cola, Oasis, et Orangina (les sodas représentent 41 % des dépenses publicitaires dans le secteur des boissons). Les campagnes de prévention contre l’obésité sont noyées dans un matraquage constant pour une panoplie de produits mauvais pour la santé.
L’eau en bouteille constitue la quintessence de l’inutilité. 300 fois plus chère que l’eau du robinet, son impact environnemental est aussi de 1400 à 3500 fois plus important. Empreinte carbone, transport, pollution plastique, surexploitation de certaines nappes phréatiques, et tout ça pour un gout et une qualité similaire, si ce n’est moins bonne que l’eau du robinet. Mettre pression sur les consommateurs en prétextant protéger la santé des enfants (référence aux pubs Évian avec les bébés) est une supercherie qui n’aurait jamais dû être autorisée par les autorités réglementaires.
Passons à Air France. Pourquoi faire la publicité pour quelque chose que la trajectoire bas-carbone nous impose de réduire ? La Convention Citoyenne pour le Climat (p. 29) avait d’ailleurs demandé l’ajout d’une sous-section dans code de la consommation stipulant que « toute propagande ou publicité, directe ou indirecte, en faveur des produits ou des services présentant un impact environnemental excessif, est interdite ». Si nous devons moins prendre l’avion, ce n’est pas parce que « ce n’est pas intéressant de voyager », mais bien car nous devons fortement réduire nos émissions de gaz à effet de serre.
D’ailleurs, n’oublions pas que très peu de personnes prennent aujourd’hui l’avion (une granularité sociologique mal reflétée dans l’analyse ‘des gens’ proposée par Mercedes Erra) : 1 % de la population humaine représente à elle seule la moitié de la totalité des émissions du secteur de l’aviation commerciale, alors que plus de 90 % des êtres humains n’ont jamais pris l’avion. Même inégalité à l’échelle d’un pays : au Royaume-Uni, seulement 10 % de la population se partage 60 % des vols. La publicité est non seulement écologiquement contre-productive mais aussi une pollution sensorielle et psychologique pour tous ceux qui ne prennent pas l’avion.
Je rajoute l’exemple des SUVs tant il est emblématique du rôle écocidaire de la publicité aujourd’hui. Le secteur des transports est le deuxième plus important poste de dépenses publicitaires en France, avec une part écrasante de l’automobile. Sur les 4,3 milliards d’euros dépensés par la filière automobile française en 2019, 42 % concerne la pub pour les SUVs, soit un cout de 2 300€ par SUV (cela représente 3h50 de publicités à la télé et l’équivalent d’un journal de 18 pages tous les jours). Nous savons qu’il faut vendre moins de voiture et des modèles plus petits. La publicité actuelle incite à faire tout le contraire : acheter plus et de plus en plus gros. En pleine crise climatique, une telle propagande devrait être déclarée illégale, de la même façon qu’on aurait envoyé en prison tout entreprise qui pendant la pandémie aurait fait de la publicité contre le port du masque et la vaccination.
Mais Mercedes Erra a la solution : « faire des pubs durables et de qualité, qu’on peut utiliser plusieurs années ». Cela me rappelle cette brochure sur les balles biodégradables qui permettraient d’éviter la pollution des sols pendant les conflits armés… Et si la solution consistait plutôt à tout simplement supprimer la publicité ? Une étude macroéconomique a estimé que la pub en France a conduit les ménages à consommer 5,3 % de plus (en cumulée entre 1992 et 2019) et à travailler 6,6 % plus longtemps pour pouvoir se permettre ses achats additionnels. Vu que la publicité génère des besoins artificiels et que ce surcroit de consommation n’augmente pas le bien-être, à quoi bon s’épuiser au travail en gaspillant des ressources naturelles, tout ça pour enrichir une poignée de grandes entreprises qui vendent des trucs dont personne n’a véritablement besoin ?
La vie des gens
Je pensais avoir tout vu mais une publicitaire qui vient faire la leçon à un scientifique du social sur le comportement « des gens », c’était une première. « Il y a des gens qui s’énervent quand Timothée parle, parce qu’eux n’arrivent pas à accéder à toutes ces choses-là, donc ils se disent ‘de quoi il nous parle. Nous on n’achète pas tant que ça.’ Donc il faut être un petit peu respectueux de tout le monde ».
L’argument a autant de validité que de reprocher à un spécialiste des régimes de vouloir affamer les mal-nourris. Si Mercedes Erra s’intéressait un peu au sujet, elle aurait lu que la décroissance est une stratégie sélective et proportionnelle. Quelques ordres de grandeur. À l’échelle de la planète, les 10 % les plus riches (ceux qui gagnent plus de 3 122€ par mois et qui possèdent plus de 126 057€ de patrimoine) sont responsables de la moitié des émissions globales. Si l’on veut réduire les émissions, il faudra commencer par cette classe de consommateurs, et pas par la moitié la plus pauvre de l’humanité qui génère moins de 10 % des émissions mondiales. Même logique à l’échelle d’un pays. Aux États-Unis, les 30 % les plus riches sont responsables de la moitié des émissions et le centile supérieur hérite de 24 % de l’empreinte nationale. L’effort pour passer d’une empreinte de 70 tonnes CO2eq (l’empreinte carbone moyenne du décile supérieur américain) à moins de 2 tonnes est bien plus conséquent que lorsque l’on part de 10 tonnes (l’empreinte annuel moyenne des 50 % les plus pauvres), de la même manière qu’il est plus difficile de perdre dix kilos que d’en perdre un.
« J’ai choisi ce métier car il est une réflexion constante sur les gens. Les gens ne sont pas des imbéciles. […] Ils font ce qui veulent ». On retrouve ici l’hypothèse de la « souveraineté de consommateur », une hypothèse toute droit sortie de vieux modèles néoclassiques qui, bien qu’elle ait été falsifiée par toutes les sciences sociales, a la peau dure chez les publicitaires. Si la publicité n’incitait pas à l’achat, pourquoi est-ce que les entreprises viendraient dépenser autant dans la publicité ? Comment expliquer l’essor du neuromarketing et la marchandisation grandissante des données personnelles ? D’ailleurs, petite contradiction : si « les gens ne sont pas des imbéciles », pourquoi devrait-on « éviter d’angoisser les gens » en leur parlant de décroissance ? On peut faire confiance à l’intelligence et à l’autonomie des gens quand ils achètent un aspirateur mais dès qu’on parle d’un débat sociétal majeur, il faudrait soudainement leur parler comme à des enfants ?
« L’être humain n’aime pas se restreindre, voir ses horizons rétrécis, ou renoncer », improvise Mercedes Erra dans un éclair de lucidité anthropologique presque aussi profonde qu’une autre phrase de la tribune : « En fait les Français sont finalement très sympas » (ma préférée ex aequo avec cette tirade sidérante pour défendre Total[2]). C’est mal connaître l’histoire des sociétés humaines que de penser que nous avons toujours adulé l’argent et poursuivi son accumulation. Les anthropologues le démontrent, de nombreuses sociétés, présentes et passées, aspirent à l’équilibre plutôt qu’à la croissance. L’être humain est vraisemblablement animé d’une soif infinie d’ordre existentiel, un élan de transcendance qui le pousse à certains exploits. Vouloir améliorer son sort est un désir sain, mais consommer plus n’est pas toujours le meilleur moyen d’atteindre cette finalité.
“Décroissance”, un terme repoussoir ?
« Moi, je voudrais juste vous dire ce que les gens pensent sur la croissance. Je vous parle des Français, mais les études mondiales vont aussi dans ce sens, ils pensent que le modèle de croissance, il existe, et ils pensent que la décroissance, ça les inquiète. […]Ils ont envie de penser la consommation différemment, mais pas de dire décroissance. La décroissance fait peur ».
Commençons par dire que les études sur le sujet divergent. Le baromètre de la consommation responsable de 2021 annonce que 52 % des personnes interrogées pensent « qu’il faut complètement revoir notre système économique, et sortir du mythe de la croissance infinie ». Un sondage de 2019 demande « quel est le moyen le plus efficace pour résoudre les problèmes écologiques et climatiques actuels et futurs ? », question à laquelle 54 % des interrogés répondent « qu’il faut changer fondamentalement notre mode de vie, nos déplacements et réduire drastiquement notre consommation ». Dans un sondage de juin 2021, 47 % des personnes interrogées affirment qu’on devrait donner priorité à « l’environnement même si cela peut ralentir la croissance économique de votre pays et faire perdre des emplois ». Aussi en 2021 : 75 % des Français sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle « l’économie devrait prioriser la santé et le bien- être des gens et de la nature plutôt que de se concentrer uniquement sur les profits et l’augmentation de la richesse ». Et même un sondage du Medef affirme que 67 % des Français en 2020 se disent favorables à la « décroissance ».
Alors oui, pour des publicitaires habitués à vendre du shampoing qui brille et des animaux contents de se faire transformer en nuggets, la décroissance, « c’est déprimant ». Mais, là encore, une personne au régime aurait-elle peur de perdre du poids ? Évidemment non, certaines décroissances sont positives. C’est le cas de celle du PIB aujourd’hui. Aurions-nous dû renoncer à l’option du « confinement » parce que le mot effrayait ? Une meilleure question serait de se demander pourquoi la décroissance fait peur aux gens. Ne serait-ce pas parce que l’on matraque la population avec l’idée que la croissance est bonne pour l’emploi, le pouvoir d’achat et les services publics depuis des décennies ? Vu les faits scientifiques sur la dégradation du vivant liée à nos activités économiques, c’est le mot « croissance » qui devrait nous affoler.
« L’écologie, ce n’est pas un monde coupé où l’on parle d’environnement sans regarder les gens […]. Quand je les écoute les gens, et les jeunes en particulier, il faudrait trouver un discours un peu plus positif que de leur dire qu’on est dans le moins. […]On ne peut pas décider pour eux que le moins va être le futur, donc essayons de parler plus positivement ». Rappel : je ne suis pas publicitaire et je n’ai rien à vendre. Je suis scientifique et mes recherches indiquent une réalité, certes désagréable, mais pas moins réelle : notre mode de vie, et de manière disproportionnée celui des plus riches, n’est pas soutenable. Vous pouvez « consommer différemment », « faire de la sobriété un style de vie et de consommation cool », « créer du désir pour une consommation plus réfléchie et plus calme » autant que vous voulez, si cela ne vient pas réduire l’usage des ressources naturelles et l’impact sur les écosystèmes, ça ne servira à rien. Cette question du découplage est maintenant claire : consommer autrement ne suffira pas, il va falloir aussi consommer moins et beaucoup moins. Ce serait prendre les gens de haut que de penser qu’on doive les préserver en ne leur présentant que des concepts édulcorés de toute nuance qui camouflent plutôt qu’ils ne révèlent la vérité scientifique.
***
Laissons à Mercedes Erra le mot de la fin : « Il faut redonner à la Science et aux scientifiques une place forte dans les arbitrages, un espace d’expression, et autoriser que leurs voix portent davantage ». Je ne l’aurais pas mieux dit. Au lieu de demander à des publicitaires leurs opinions pseudo-scientifiques sur « les gens » et ces entreprises qui « sont assez inquiètes sur ce sujets-là », il est grand temps de mobiliser les savoirs existants en psychologie, en sociologie, en sciences politiques, en anthropologie, et – avec modération – même en économie. La thèse que j’ai défendue ici est la suivante : la publicité est une institution obsolète, devenue aujourd’hui anti-démocratique et génératrice de mal-être, tout cela sur fond d’apocalypse écologique. Vivement la fin de la publicité !
[1] Ligue contre le cancer, AIDES, Croix Rouge, ARC, Fondation de France, Unicef, Institut Pasteur, Action contre la Faim, FRM, Institut Curie, Armée du Salut, Médecins du Monde, Médecins sans frontières.
[2] « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de pétrole où on grogne tous, enfin. Il faut aussi avoir une considération que sans le pétrole aujourd’hui ça ne marche pas, ce n’est pas possible. Donc on a besoin d’argent pour le développement durable. Et pour le moment, pour le développement durable, qui va mettre cet argent ? Est-ce que on dit à Total : ‘vous savez quoi, vous arrêtez le pétrole, on l’achètera à Shell’ […] et on fera moins d’argent pour développer le système futur des énergies ».