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Réponse à Olivier Passet: Le pari audacieux de la décroissance

En une semaine, la chaîne Xerfi Canal a publié deux vidéos sur la décroissance. Dans la première, j’y présentais l’ouvrage Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance. Dans la seconde, Olivier Passet, directeur de recherche chez Xerfi, venait questionner la crédibilité du projet. C’est une bonne surprise : après des années de tabassage à l’aveugle, la décroissance donne enfin lieu à des débats constructifs, et c’est dans cet esprit que je propose de continuer cette discussion. 

Le positif d’un choc de productivité négatif

Du point de vue de l’économie traditionnelle, les transformations que les tenants de la décroissance proposent s’apparentent en effet à ce qu’Olivier Passet identifie comme « un choc de productivité négatif ». Une agriculture sans pétrole, la low-tech, l’artisanat, la relocalisation d’une partie de l’économie, des moyens de transport moins rapides et des protocoles d’organisation démocratique plus lents. L’argument que je vais défendre ici est que, malgré leur plus faible productivité économique, ces changements constituent un progrès anthropologique.  

Dans un monde où la comptabilité n’intègre pas (ou mal) les facteurs de production sociaux et écologiques, toute augmentation de la productivité n’est pas bonne à prendre. L’agriculture industrielle, par exemple, nous donne l’illusion d’une meilleure productivité horaire mais cela au détriment de la soutenabilité de l’activité sur le long terme. Une transition vers l’agroécologie, l’agroforesterie, et la permaculture rendrait notre système alimentaire plus résilient, humain, et soutenable, même si moins productif au sens étroit de la comptabilité contemporaine. 

Ajoutons également qu’il ne sert à rien de mieux produire des choses dont on pourrait se passer. Nous confondons souvent deux types de progrès. Il y a d’un côté un progrès anthropologique qui permet de mieux satisfaire des besoins avec moins de ressources, et de l’autre le progrès technique, concept plus spécifique qui ne regarde que le comment sans remettre en question le quoi. Si l’on arrêtait de manger de la viande (le scénario « Génération Frugale » table sur une réduction de la proportion de régimes omnivore de 60 % aujourd’hui à moins de 5 % en 2050), on pourrait mieux satisfaire un besoin (se nourrir) avec moins de ressources (un régime omnivore à 170g de viande par jour mobilise deux fois plus de sol, nécessite deux fois plus d’énergie, et émet jusqu’à sept fois plus de carbone qu’un régime végan). 

L’ère des taux négatifs sur investissement

S’il est vrai que certains « gains » de productivité ne le sont pas vraiment (ce que Ivan Illich appelle la « contre-productivité »), il n’est pas normal que ces investissements aient été récompensés par des taux de retour positifs. Si l’agriculture industrielle n’est pas soutenable, ceux qui ont fait le pari de ce modèle devraient perdre de l’argent (taux de retour négatif sur investissement), une perte similaire à quelqu’un qui aurait investi dans une entreprise qui fait faillite. 

Si une partie de la croissance était en fait anti-économique (l’expression est de Herman Daly), la décroissance constitue une sorte de rectification économique, un retour vers un mode de production plus soutenable et résilient (même si moins lucratif). Pour faire marche inverse et désindustrialiser une partie de notre appareil productif, il va falloir mettre à contribution ceux qui, pendant des décennies, se sont enrichis en percevant le surplus monétaire associé à cette fausse productivité. Toute entreprise/personne qui a fait fortune dans les énergies fossiles hérite aujourd’hui d’une responsabilité de contribution à un effort d’investissement qui rapportera gros en termes de soutenabilité (et surement aussi en termes de bien-être), mais qui se fera à perte sur le plan financier. 

Bien sûr, ces acteurs ne le feront pas de leur plein grès. Ils n’ont aucun intérêt personnel à investir « à perte » dans la transition agricole, de la même manière que les propriétaires d’esclaves n’avaient aucun intérêt financier à investir dans l’abolition de l’esclavage. Il faudra donc un cadre législatif strict pour réorienter cette erreur d’accumulation (on pourrait parler de surprofit de long terme), sorte de dette écologique payée par ceux ayant bénéficié d’un accès gratuit à la nature. Voilà de quoi stimuler les discussions actuelles sur la redistribution des richesses et la taxation des profits !    

L’éléphant et l’escargot 

Pour Olivier Passet, la décroissance est « une homothétie [une réduction proportionnelle de la taille de quelque chose] que les économistes peinent à concevoir ». Mais attention, la décroissance n’est pas une économie miniaturisée façon Chérie, j’ai rétréci le capitalisme ! Comme l’explique l’introduction de Décroissance : Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015) : « la décroissance implique une société avec un métabolisme plus petit, mais plus important encore, une société avec un métabolisme doté d’une structure différente et remplissant de nouvelles fonctions. La décroissance n’appelle pas à faire la même chose en moindres quantités. L’objectif n’est pas de dégraisser l’éléphant, mais de le transformer en escargot ».

Le véritable chantier de la décroissance, c’est le changement à la fois du software et du hardware économique. S’il l’on miniaturisait le PIB aujourd’hui sans rien changer d’autre, il y aurait en effet moulte problèmes. Nous devons, par exemple, repenser le financement des services publics, avec une diminution de l’importance des taxes liées à la consommation et au travail et une augmentation de celles sur les profits, les ressources naturelles, les revenus et la richesse (le projet de « socialisme coopératif » de Thomas Piketty serait un très bon départ). 

Gardons bien en tête que la question du financement de la transition est une question d’allocation de richesses existantes. Olivier Passet en comprend très bien la logique quand il mentionne ces « ressources financières qui pourraient être réallouées vers le financement des biens communs même si le PIB est moindre » (3min52). (Rappelons ici que, selon le dernier rapport d’Oxfam, sur 100€ de richesses créées en France pendant la dernière décennie, 67€ ont été captés par les 10 % les plus riches.) De toute manière, nous n’avons pas vraiment le choix. Continuer à faire tourner une économie écocidaire juste pour protéger les revenus de la TVA serait aussi absurde que de ne pas stopper une voiture en pleine vitesse vers un mur de peur d’arrêter la musique de l’autoradio. Pour la punchline : décroissance choisie aujourd’hui ou effondrement subi demain.    

Même problème pour la question du chômage, il va falloir trouver de nouvelles solutions qui fonctionnent sans croissance. Une piste prometteuse serait d’instaurer une sécurité économique qui, selon le même principe que la sécurité sociale, allouerait des cotisations entre entreprises privées selon leurs besoins en emplois. Conjointement à ce système, on pourrait organiser une réduction de temps de travail pour partager les emplois dans les secteurs en déclin, développer la garantie locale de l’emploi pour en créer de nouveaux (façon Zéro chômeurs de longue durée et Coopératives de Transition Écologique), et instaurer un revenu de transition (façon Dotation Inconditionnelle d’Autonomie) pour que transition se fasse sans casse sociale.   

L’éléphant, c’est notre économie actuelle avec ses taux de production et de consommation écologiquement démesurés. Il faut en effet ralentir cette économie (la décroissance), seule solution pour véritablement faire rapidement et suffisamment baisser nos pressions environnementales (pour ceux qui ne sont pas convaincus de cet argument, voir Chapitre 2 : L’impossible découplage). Mais il faut aussi inventer un nouveau modèle économique qui puisse prospérer sans croissance, une économie stationnaire avec un logiciel post-croissance. Ce sont deux chantiers tout aussi importants, le premier objectif étant nécessaire pour atteindre le deuxième. 

PIB : moins mais mieux 

Le PIB est « une convention qui évalue l’activité humaine […] c’est au fond la somme des coûts que nos sociétés sont prêtes à engager que ces coûts soient vertueux ou non » (4min25). Commençons par noter que le PIB ne comptabilise qu’une petite partie des activités humaines, essentiellement celles qui donnent lieu à des transactions monétaires. Si l’on venait démarchandiser une partie de l’économie, le PIB (l’agitation des transactions monétaires) se contracterait sans forcément que l’activité humaine elle-même périclite. Par exemple, si une partie de la publicité disparaissait et que les personnes y travaillant utilisaient ces heures libérées pour faire du bénévolat, le bien-être augmenterait sûrement malgré une diminution du PIB.

Explorons quelques exemples offerts par Olivier Passet. Avec des quotas limitant d’énergie et de matériaux, il est possible que le surcroit d’activité lié à la rénovation thermique soit plus que compensé par le déclin de la construction neuve (même s’il faudrait idéalement éviter cette situation). Mais les marges sur cette dernière étant beaucoup plus élevées que sur la première (d’où la réticence des entreprises à but lucratif d’abandonner la construction neuve), cette transition résulterait en une baisse de valeur ajoutée au sens comptable du terme (l’on comprend bien que la valeur ajoutée au sens des valeur d’usage, c’est-à-dire du bien-être, serait sûrement supérieure). Ajoutons à cela l’apparition de nouveaux communs qui permettraient de partager l’accès à certains logements/bâtiments selon la logique des réseaux de réciprocité, et la valeur ajoutée (comptable) du secteur se verra encore plus réduite même si la valeur ajoutée (réelle) augmente.

Concernant la mobilité, il va nous falloir aujourd’hui produire beaucoup moins de voitures et des voitures beaucoup plus petites. Si l’on renonçait à produire des SUVs pour produire des vélos à la place, il y a fort à parier que la valeur ajoutée (comptable) liée à notre mobilité diminuerait même si la valeur ajoutée (réelle) resterait la même si l’infrastructure nous permet de nous déplacer à pied, en vélo, ou en transports en commun au lieu de prendre la voiture. Ajoutons à cela des taux de renouvellement moins fréquents, et une réparation moins couteuse, et l’on se rend compte que l’économie du vélo ne sera jamais capable de générer autant de profits que l’économie de la voiture. Ajoutons aussi l’aspect démarchandisation : ateliers vélos collaboratifs et réseaux de partage de triporteurs, biporteurs, cargocyles, etc. Là encore : moins de PIB (valeur d’échange), mais plus de valeur d’usage. 

La logique pour l’alimentation et le tourisme est la même. Il va falloir produire/consommer moins de certains biens et services (élevage, malbouffe, publicité, pertes et gaspillages, vols en avion, construction d’hôtels, etc.) et il va falloir aussi inventer de nouveaux modes de production/consommation : autoproduction, jardins et compost partagés, trains de nuit et « voyages lents », réseaux de partage de logements, loisirs relativement démarchandisés (se balader en forêt, lire et écrire, jouer de la musique, faire du sport, etc.). Et même si surcroit d’activité il y a (il faudrait au mieux l’éviter se donner les meilleures chance de faire baisser notre empreinte), celui-ci ne serait que temporaire : une fois les pistes cyclables et les vélos produits, les logements rénovés, etc. l’activité ralentirait pour se concentrer sur la maintenance et le renouvellement ; le secteur entrerait en mode post-croissance, sorte de maturité économique. 

***

La décroissance « redonne une vitalité au débat », nous dit Olivier Passet. Pour que ce débat soit fécond, il va falloir s’écouter entre traditions économiques. Je ne pense pas que « l’effet de vertige [soit] trop puissant pour les économistes ». Il l’est pour certains économistes, mais de moins en moins. Nous sommes aujourd’hui une large communauté de chercheurs  qui travaille depuis maintenant vingt ans sur un concept qui énergise une partie grandissante de la population. La Fenêtre d’Overton a déjà beaucoup bougé en 2022 et la décroissance/post-croissance gagne en crédibilité. Beaucoup de questions sont encore sans réponses mais l’alternative se dessine et prend forme dans les imaginaires et les initiatives locales. Nous devons donc radicalement changer de posture : au lieu de balayer l’idée du revers de la main, explorons là pour en déterminer les forces et les faiblesses. La décroissance est certes « un pari audacieux », mais n’est-ce pas précisément d’audace dont nous avons aujourd’hui le plus besoin ?