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Réponse à Jean-Marie Harribey: Quatre critiques de la décroissance pour le prix d’une

Plus d’un mois après la parution de Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, je commençais à m’inquiéter. En effet, je n’ai reçu pour l’instant aucune critique. Mais qui de mieux pour ouvrir le bal que Jean-Marie Harribey, détracteur invétéré de la décroissance depuis l’émergence du concept dans les années 2000. Dans « L’économie de la décroissance reste encore à inventer », une tribune publiée sur le blog d’Alternatives Économiques, l’auteur présente quatre remarques sur l’ouvrage.  

Heureusement, nous sommes d’accord sur le fond. Nous faisons tous deux la critique du capitalisme et du néolibéralisme, et convergeons vers un projet de société similaire. On pourrait dire que Jean-Marie est Captain America, le vieux briscard de l’économie Marxienne, et je suis Spider-Man, jeune chercheur en économie écologique, la dernière recrue des Avengers. Il avait d’ailleurs relu et commenté le chapitre 4 du livre (« Fausses promesses ») pendant son écriture, et j’ai toujours apprécié sa rigueur intellectuelle, que ce soit dans nos échanges et dans ses travaux.

« Essentiellement, mes remarques portent donc moins sur les objectifs que sur la méthodologie de l’auteur qui ne me semble pas toujours à la hauteur de son ambition et qui, en plusieurs endroits, souffre d’un manque de rigueur ». J’essaierai de répondre aux quatre remarques de manière structurée, et je complèterai avec une liste de commentaires plus désordonnés. 

Critique n°1 : PIB ou capital ? 

Pour Jean-Marie Harribey, « le PIB n’est pas le ‘baromètre’ de notre société, sa boussole en quelque sorte. Parce que le capital s’en moque : son seul indicateur, sa référence exclusive, c’est le taux de profit ». Cette critique n’est pas nouvelle, et on la retrouve dans la plupart des nombreux textes d’Harribey contre la décroissance : les décroissants regarderaient le doigt (PIB) qui montre la lune (l’accumulation du capital), passant à côté du véritable problème et donc de la véritable solution. 

Suivant la ligne directrice de ma thèse, je décide de concentrer ma critique sur « l’idéologie de la croissance » (pp. 67-76 dans la thèse ; pp. 46-53 dans le livre). Ce point de départ analytique me permet d’assembler plusieurs phénomènes que je synthétise dans trois grandes catégories d’aspirations illimitistes, pour reprendre le terme de Françoise d’Eaubonne : (1) les gouvernements et leur relation avec le PIB, (2) les entreprises et leur relation avec les profits, (3) et les individus et leur relation avec les revenus. Le problème que je dénonce, c’est l’hégémonie de ces objectifs financiers sur tout le reste. C’est le point commun entre un gouvernement qui décide de supprimer un jour férié ou de vendre des droits d’exploitation forestière pour ‘relancer l’économie’, une entreprise qui délocalise pour profiter d’une main d’œuvre ‘pas chère’ pour booster ses dividendes, et un individu qui décide de travailler pour une grande banque ou ‘d’investir dans l’immobilier’ pour s’enrichir.    

On pourrait parler d’un économicisme, une obsession pour les activités dites économiques par rapport à la vie sociale et à la nature – la primauté du monétaire sur tout le reste. L’originalité des théories de la décroissance est de rassembler ces trois phénomènes au sein d’une même idéologie afin de construire une critique systémique de l’économie de la croissance, un mix subtil d’extractivisme, de productivisme, de capitalisme, de consumérisme, et de néolibéralisme. La croissance économique n’est pas seulement un phénomène statistique, c’est devenu un métadiscours qui organise l’économie dans son ensemble. C’est d’ailleurs ce discours abstrait autour de la croissance qui permet aujourd’hui à la logique du capitalisme de se perpétuer en faisant accepter la pauvreté, les inégalités, la précarité, l’austérité etc. avec la promesse que demain tout ira mieux si et seulement si le PIB augmente.  

Critique n°2 : Pizza cinq critiques 

J’annonce : malgré plusieurs lectures, je n’ai pas saisi l’essence de cette deuxième remarque. Jean-Marie Harribey y présente une nuée de plaintes sans grande cohérence. J’y répondrai donc une par une.  

(1) Je réfère au diner d’Adam Smith, non pas pour prétendre réinventer l’économie politique, mais seulement pour donner un bel exemple (qui n’est pas d’ailleurs pas le mien mais celui de Katrine Marçal dans Le dîner d’Adam Smith, 2019) pour illustrer l’importance de la sphère de la « reproduction sociale » – c’est l’apport majeur de l’économie féministe

(2) Je cite l’étude de l’Insee pour donner un ordre de grandeur (effectivement difficile à estimer) sur l’importance de la sphère de la reproduction sociale par rapport à celle de l’emploi salarié. 

(3) Je mobilise l’étude de Pierre Concialdi dans le chapitre 3 « Fausses promesses » pour montrer que la pauvreté en France n’est pas un problème de manque de revenus macroéconomique mais plutôt de partage. Je ne vois pas en quoi la méthodologie de calcul viendrait invalider cet argument. 

(4) Quant à l’affirmation qu’on puisse théoriquement « réduire l’activité économique de moitié, sans créer de chômage, voir en le réduisant », elle s’appuie sur la logique développée dans le Chapitre 4. Si le niveau d’emploi dépend de la production, de la productivité horaire, et du temps de travail, et si nous voulons réduire le niveau général de production tout en maintenant/augmentant l’emploi, il ne nous reste que deux leviers : travailler plus lentement et travailler moins longtemps. Mais sans prendre en compte la qualité de ce qui est produit, les conditions de travail liées à différentes productivités horaires, et le contexte social du temps de travail, la question reste abstraite et sans grand intérêt. C’est pour ça que je dédie la majeure partie de la section « emploi » du chapitre 4 à la question beaucoup plus politique de la qualité du travail et de sa relation avec les besoins (c’est une question que j’ai récemment exploré dans une discussion avec Thomas Coutrot : Quel économie face aux limites planétaires ? Dans le livre, je conserve l’orientation « post-travail » de la thèse (Chapitre 10), que l’on retrouve en France dans les travaux de Dominique Méda et de Céline Marty.)

(5) Le dernier paragraphe est un parfait charabia que, malgré un certain talent pour les Rubik’s Cube, je n’ai pas réussi à déchiffrer. 

Critique n°3 : Décroissance d’abord, économie stationnaire ensuite   

Je passe le premier paragraphe qui pinaille sur une note de bas de page, et le troisième (et dernier) que, malgré toute la meilleure volonté du monde, je n’ai pas réussi à démêler. 

Attardons-nous donc sur le second paragraphe. « Eh bien, on ne sait pas trop, car tantôt on lit qu’une ‘économie en décroissance produit et consomme de moins en moins’, tantôt qu’il s’agit d’une ‘économie stationnaire’ », écrit Jean-Marie Harribey. Pourtant, la différence entre les deux termes est annoncée dès l’introduction : la décroissance [est] une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être. Alors que la post-croissance est une économie stationnaire en harmonie avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance » (p. 15). Les deux concepts sont développés point par point, chacun dans leur chapitre : Chapitre 6 « Un chemin de transition. Mettre l’économie en décroissance » et Chapitre 7 « Un projet de société. Vers une économie de la post-croissance ». 

C’est d’ailleurs l’apport conceptuel principal du livre : définir la décroissance comme une transition (où les niveaux agrégés de production et la consommation baisseraient) vers une économie de la post-croissance (où ces mêmes niveaux seraient stationnaires). Si je mentionne les concepts de « récession » et de « stagnation séculaire », c’est essentiellement pour faire le lien entre le discours économique actuel, mais j’espère avoir montré que les concepts de décroissance et de post-croissance que je développe dans le livre sont plus sophistiqués qu’une simple diminution ou stagnation du PIB. 

Critique n°4 : décroissance ou désaccumulation du capital ?  

La critique n°4 est précisément la même que la critique n°1. En lisant la section « Capitaliste ? » du chapitre sur les controverses (voir aussi la section de la thèse, « Compatible with capitalism », pp. 387-392.), l’auteur m’accuse de ne pas « admettre la critique adressée aux théoriciens de la décroissance s’abstenant de voir la logique capitaliste derrière la croissance économique ».

Bon, notons déjà que Jean-Marie Harribey reste enfermé dans une vieille littérature franco-française. Pour lui, les théoriciens de la décroissance, c’est Serge Latouche, Paul Ariès, Denis Bayon, Fabrice Flipo, Vincent Liegey, Michel Lepesant et les quelques autres de la décroissance des années 2000s. Mais ça, c’est vieux. La littérature anglophone sur la décroissance contient maintenant plus de 600 articles, dont une centaine publiée rien qu’en 2022. Les théories de la décroissance ont beaucoup évolué entre 2002 et 2022 (et heureusement !), mais je n’ai pas l’impression que Jean-Marie ait suivi ces développements (une belle façon de rattraper ce retard serait de lire The future is degrowth: A guide to a world beyond capitalism.)

Il faudrait être aveugle pour ne pas voir la logique capitaliste derrière la croissance économique – bien entendu que ce point est pris en compte par les centaines de chercheurs qui travaillent aujourd’hui sur la décroissance. Mais je ne suis pas sûr que cette « logique capitaliste » soit le plus petit dénominateur pour expliquer tous les phénomènes d’insoutenabilité sociales et écologiques, la preuve étant que ces dynamiques d’exploitation existent dans des systèmes non-capitalistes. C’est donc ici la première raison d’élargir la critique: « aucune croissance économique n’est soutenable sur le long terme, peu importe que l’économie soit capitaliste, socialiste, anarchiste, ou tribale. ‘Le pétrole socialiste n’est pas plus écologique que le pétrole capitaliste’, écrit Paul Ariès. N’en déplaise aux adhérents du ‘communisme de luxe’, rien de matériel ne peut croître pour toujours, peu importe le mode d’organisation » (Ralentir ou périr, p. 257). (Voir aussi l’article Socialism without growth, résumé en français ici.)

Il y a une deuxième raison pour justifier l’attrait de la croissance comme cible. « La croissance est un point de départ plus à la mode, la preuve étant la popularité des débats croissance/décroissance dans les médias, qui dépassent de loin celle des débats capitalisme/anti-capitalisme. Le capitalisme est une figure abstraite dont on ne parle pas souvent dans le débat public. La croissance, au contraire, est sur toutes les lèvres » (Ralentir ou périr, p. 257). Grace à mes travaux sur la (dé)croissance, j’ai eu l’opportunité de former des haut-fonctionnaires, de discuter avec des grandes entreprises, d’être invité par des écoles de commerce et d’ingénieurs, par des mouvements sociaux, des universités et des associations dans plus d’une dizaine de pays au monde. J’ai écrit une quinzaine d’entretiens sur le livre et reçu plus d’une centaine d’invitations pour le présenter, dont chez des médias qui d’habitude n’osent pas parler d’économie hétérodoxe, et encore moins d’anticapitalisme. Je ne suis pas sûr qu’un livre sur la désaccumulation du capital aurait autant capturé l’attention. 

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Mot de la fin. Quelle déception de voir l’un des économistes français les plus puissants jeter des neurones par les fenêtres en cherchant la petite bête dans les notes de bas de page. J’ai l’impression de regarder Obi-Wan Kenobi utiliser la force pour tailler des crayons. Les chantiers sont nombreux et nous avons besoin plus que jamais de toute la force analytique de l’économie hétérodoxe (dont les précieuses théories de Jean-Marie Harribey, voir par exemple Le trou noir du capitalisme) ; ne la gâchons pas en guéguerres méthodologiques. 

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Quelques réponses complémentaires 

Vu le manque de structure de la tribune de Jean-Marie Harribey, je n’ai pas eu d’autre choix que de rassembler ici un melting potde petites critiques secondaires qui parsèment sa récension. 

(A) Sur le ralentissement. Le livre qui m’a le plus influencé pendant l’écriture de mon doctorat était Social acceleration: A new theory of modernity (2013) du sociologue allemand Hartmut Rosa. Comme les décroissants, lui-aussi essaie d’élargir la critique du capitalisme en se focalisant sur ce qu’il appelle « la logique de l’accélération sociale » ; il proposa quelques années après un concept solution pour y remédier, celui de « résonance ». Le couple croissance/décroissance est assez proche en termes de méthodologie que celui d’accélération sociale/résonance. 

(B) Sur la marchandisation. « [J]e pourrais approuver complètement le titre Ralentir ou périr de Timothée Parrique, même si la présentation qu’il en donne pourrait laisser penser que le type de marchandises produites serait le même qu’aujourd’hui ». Je renvoie les lecteurs à la dernière partie du Chapitre 3 « Marché contre société. Les limites sociales de la croissance » qui explique précisément en quoi la nécessité d’une démarchandisation d’une partie de l’économie. (Pour aller plus loin : Les limites sociales de la croissance de Fred Hirsch ; Ce que l’argent ne saurait acheter de Michael J. Sandel ; Privileged Goods de Jack P. Manno ; et Gratuité versus capitalisme de Paul Ariès.) 

(C) Sur le découplage. J’aurais sous disant propagé deux fake news en affirmant dans deux de mes sous-titres que « on ne parle que de carbone » et « on ne comptabilise pas les importations », Jean-Marie criant à l’escroquerie en affirmant que « les atteintes à la biodiversité sont du domaine public, car les rapports du WWF ou de l’OPBE ne sont pas secrets » et que « l’empreinte carbone totale est maintenant dans tous les rapports ». Remettons les choses dans leurs contextes. Les sous-titres mentionnés font partie des 5 raisons qui expliquent pourquoi « l’impression d’un découplage significatif du PIB et de la charge écologique est une illusion » (p. 56). Dans la plus grande revue systématique de la littérature empirique sur le découplage, on apprend que 42 % des 835 études sur concentrent sur l’énergie et 34 % sur les émissions de CO2, ne laissant qu’une poignée d’études sur les autres problématiques écologiques. Concernant le second point. Seulement 8 % des études empiriques sur le découplage prennent en compte les émissions importées. L’argument de Jean-Marie souffre d’une faille logique : il y a quelques études qui parlent de biodiversité et d’émissions importées et quelques personnes qui les mentionnent et donc le discours de la croissance verte est sophistiquement holistique. Ce n’est pas le cas car, l’un comme l’autre, c’est une histoire d’ordres de grandeur. Les problématiques liées à la biodiversité, l’empreinte matière, l’eau, etc. sont minoritaires dans les discussions sur la croissance verte qui dans leur grande majorité ne parlent que de carbone, et où la plupart des arguments en faveur du découplage ne comptabilisent pas les importations. (Pour aller plus loin : 12345, et le Chapitre 2 : « L’impossible découplage » de Ralentir ou périr). 

(C) Sur le revenu maximum. Dans une tribune publiée par Socialter le 24 juin 2021 (« En réponse aux dévots de la croissance »), j’avais en effet mentionné l’ouvrage de Gaël Giraud et de Cécile Renouard, Le facteur 12. Pourquoi il faut plafonner les revenus (2012). Cela fait suite aux propositions développées dans ma thèse de doctorat, The political economy of degrowth (2019, p. 530), où j’évoquais un revenu maximum à 4 fois le revenu minimum, soit environ 6,000 € en France, et cela en conjonction avec une taxation très progressive des richesses. Dans Ralentir ou périr (pp. 129-130), je reprends cette ligne de pensée en mentionnant la proposition de loi « pour une limite décente des écarts de revenus » qui vise à limiter les hautes rémunérations à douze fois la rémunération moyenne du décile de salariés disposant de la rémunération la plus faible, en ajoutant également qu’il faudrait sûrement aller plus loin, par exemple en limitant l’écart des salaires de 1 à 4 comme le propose les économistes atterrés. (Ce même ratio avait aussi été proposé dans Un projet de décroissance ; voir aussi : Degrowth through income and wealth caps?)

(D) Sur le pluralisme en sciences économiques. Jean-Marie Harribey défend l’existence d’un pluralisme dans les sciences économiques, même s’il ajoute que les économistes hétérodoxes sont minoritaires. Jean-Marie a eu la chance d’étudier l’économie à l’époque où les départements d’économie étaient encore habités d’un pluralisme théorique, méthodologique, et disciplinaire. Mais cela a changé. Deux générations, deux ambiances. 

(E) Sur le PIB et la nature. « On ne répètera jamais assez que le PIB est un indicateur de flux de production monétaire et qu’il n’est pas fait pour comptabiliser des stocks. Donc, reprocher au GIEC qu’il ne tient pas compte que le PIB ‘est établi sans déduire l’épuisement et la dégradation des ressources naturelles’ montre l’étendue des incompréhensions à ce sujet » (le passage fait référence à une phrase citée p. 31 de Ralentir ou périr). Précisons que les ressources naturelles se décomposent en stocks et en flux, ou plus précisément en ressources stock-flow et en ressources fund-service. L’épuisement dont parle le GIEC fait référence à l’amoindrissement d’un stock (les réserves de pétrole, par exemple), alors que la dégradation concerne plutôt l’affaiblissement des services écosystémiques (e.g., la régulation du climat ou la pollinisation). C’était l’apport majeur du modèle fund-flow de Nicholas Georgescu-Roegen dans les années 1960. (Pour découvrir l’économie écologique : Handbook of Ecological Economics, une synthèse des travaux d’Herman Daly, et la chaîne Youtube de Dan O’Neill.) 

(F) Sur la naissance de « l’hégémonie de la croissance ». Voir les travaux de l’historien Matthias Schmelzer : The Hegemony of Growth: the OECD and the Making of the Economic Growth Paradigm (2016). 

(G) Sur ma productivité le matin. Jean-Marie Harribey passe à côté de mon argument principal sur le progrès technique (voir Ralentir ou périr, pp. 40-43). Une meilleure organisation sociale et écologique (sans changement des outils de production) peut aussi améliorer la productivité. Si l’on réalise que les éboueurs ont plus d’accident de travail lorsqu’ils travaillent à un certain moment de la journée et que l’on change leur emploi du temps de manière à éviter ces accidents en effectuant les mêmes tâches à un autre moment, cela constitue un progrès technique (ou plutôt un progrès économique) : on produit plus car on évite les accidents de travail qui interrompent la production, et cela avec la même quantité de travail, d’énergie, et les mêmes outils.