Un mot revient souvent dans les discussions de la primaire des verts : la décroissance. Pendant les trois débats de l’automne 2021 (France Inter le 5 septembre ; LCI le 8 septembre ; Médiapart le 10 septembre), les cinq candidats ont tous pris position sur la question. Mais quelle est cette décroissance que les candidats défendent ou fustigent ?
Pour le savoir, décryptons les propos de chacun ; non pas pour recommander l’un ou l’une d’entre eux, mais plutôt pour clarifier et approfondir les réflexions sur le sujet.
Disons-le d’emblée : la plupart des candidats n’ont pas grand-chose d’intéressant à dire sur ce sujet qu’ils connaissent mal. L’exercice sera donc de partir des propos – parfois superficiels – des candidats pour développer une pensée plus complexe sur le sujet de la décroissance.
Eric Piolle contre la religion de la croissance
Quand un journaliste de France Inter demande à Eric Piolle dans quel camp il se situe par rapport à la croissance économique, il répond : « la croissance est devenue une religion : vous devez être croissanciste ou décroissanciste – ça ne me parle pas ». Il continue : « je ne suis pas décroissant [et] je ne suis pas croissanciste non plus », « ni croyant dans la croissance, ni croyant dans la décroissance ».
Fait remarquable et rarement souligné : la croissance est bel et bien devenue une religion. En témoigne son omniprésence dans les discussions sur la santé, l’écologie, l’éducation, et la culture. En France, nous organisons des « politiques de croissance » et votons des lois « pour la croissance ». Le droit britannique va plus loin : il impose depuis 2015 un « devoir de croissance » selon lequel « toute personne exerçant une fonction de régulation doit tenir compte du fait qu’il est souhaitable de promouvoir la croissance économique ».
On peut se demander comment faire de la croissance économique mais on se demande rarement pourquoi le faire, car faire croître son PIB est considéré comme du bon sens, un état de fait naturel, inévitable, intemporel, et universel. Mais ne pas croire en la croissance, c’est le b.a.-ba de la décroissance. On pourrait dire que pour décroître, il faut d’abord décroire en ce que Dominique Méda appelle la « mystique de la croissance » ; c’est d’ailleurs dans ce sens que certains parlent « d’a-croissance » ou de « post-croissance », le refus d’aduler la croissance économique comme une force naturelle de civilisation et de progrès.
Pour Eric Piolle, le débat entre croissance et décroissance est prisonnier d’un indicateur obsolète. « Le PIB est un indicateur qui ne reflète pas notre qualité de vie », affirme-t-il. Il explique dans un entretien sur Partager C’est Sympa que « la croissance du PIB n’a pas de sens. […] La question n’est pas de se dire s’il faut croître ou décroître le PIB ; la question, c’est de se dire que le PIB n’est plus un indicateur qui est pertinent pour nos vies quotidiennes ». « La croissance ou la décroissance du PIB n’est pas un objectif », répète-t-il dans La Dépêche. Et encore pendant le deuxième débat : « je ne suis pas fan, moi, du terme de ‘décroissance.’ Mon cerveau rationaliste d’ingénieur ne voyait pas la croissance du PIB, qui me semblait totalement absurde ».
Attention : la décroissance ne se réduit pas à une réduction du PIB. Les décroissants le répètent souvent : la poursuite d’une croissance négative serait aussi absurde que celle d’une croissance positive.
La décroissance va plus loin et décrit un changement de système économique. Que veut-dire réorganiser le logement, la mobilité, et l’alimentation selon une perspective décroissante ou post-croissante ? C’est se concentrer sur la satisfaction des besoins tout en respectant les limites écologiques. En pratique, cela veut dire, par exemple, étendre la logique du logement social et plafonner les loyers du parc privé, financer la rénovation thermique, et faciliter l’habitat groupé et l’organisation d’éco-villages ; assurer la gratuité des transports de proximité et réduire la mobilité carbonée, à commencer par l’avion ; privilégier l’agroécologie, encourager les régimes à faible intensité écologique, rendre des terres disponibles pour des potagers communautaires, et généraliser les circuits courts.
Eric Piolle précise « qu’il y a plein d’échanges culturels qui peuvent continuer à se développer », et que la priorité est de « faire grandir ce qui a du sens ». Mais la question épineuse concerne l’organisation de ces activités. Les partisans de la décroissance privilégieront un financement public de la culture pour garantir l’accès à tous en fonction des besoins et non pas des revenus (c’est l’approche de la gratuité défendue par Paul Ariès) ; les défenseurs du capitalisme et de la croissance préfèreront au contraire marchandiser l’accès à la culture pour rationner son accès en fonction du pouvoir d’achat.
Si les choses que l’on veut faire grandir ne prennent pas la forme de marchandises (e.g., l’échange de compétences dans les banques de temps, la réparation bénévole dans les Repair Cafés, les réseaux d’entraide pour garder les enfants, les échanges en monnaie locale, ou l’autoproduction d’un jardin partagé), ou seulement de semi-marchandises (e.g. le logement social, les musées gratuits, l’éducation universelle), ils ne feront pas – ou peu – augmenter le PIB. Et si on démarchandise des échanges culturels, nous verrons le PIB décroître, mais ce sera pour le mieux si cela permet de garantir l’accès à ces services à plus de personnes.
D’ailleurs : peu importe le PIB. Le véritable clivage est ici entre l’économisation du monde et, le contraire, sa déséconomisation, c’est-à-dire la réalisation que la marchandisation du monde est allée trop loin et que certains biens et services seraient mieux organisés en dehors de la logique capitaliste.
On peut parler de décroissance, de post-croissance, de post-capitalisme, d’écosocialisme, de communisme, de convivialisme, d’économie du donut, ou d’économie sociale et solidaire, sur ce point, ces projets vont dans la même direction : construire une économie du bien-être désobsédée de l’argent, une économie où la production serait socialement utile et écologiquement soutenable. Le PIB d’une telle économie serait assurément moindre que celui d’une économie capitaliste qui marchandise à tout va et qui produit, non pour satisfaire des besoins, mais pour générer un maximum de cash. Moins de PIB, certes, mais plus d’égalité, de convivialité, de soutenabilité – en un mot, plus de prospérité.
Yannick Jadot doit dépasser la question des indicateurs
« Le débat croissance-décroissance, je m’en fous complètement », confie Yannick Jadot à La Croix. Quand il utilise le terme, c’est comme synonyme de réduction : « je suis décroissant pour le carbone, pour les maladies liées à l’environnement, pour les pesticides, mais je suis croissant pour le bien vivre ensemble », nous explique-t-il sur France Inter ; et aussi sur Twitter : « les écologistes sont pour la décroissance des inégalités, la décroissance du CO2, la décroissance des maladies environnementales ».
Qui s’opposerait à la décroissance des inégalités, la décroissance du CO2, et la décroissance des maladies environnementales ? Personne. Là n’est pas la question. La vraie question que Yannick Jadot devrait poser est la suivante : peut-on réduire les pressions environnementales tout en continuant de faire croître le PIB ?
Réponse des études scientifiques sur le sujet : pas vraiment. Le titre d’un rapport de Carbone 4 résume bien la situation : Découplage et croissance verte*, *offre soumise à conditions dans la limite des stocks disponibles. Nous pouvons (lentement) verdir une (petite) partie de la croissance, mais c’est tout.
Pour continuer l’analogie : les stocks disponibles de croissance verte ne sont pas suffisants, et après presque mille études empiriques sur le découplage, les résultats sont clairs : dans la majorité des pays du monde, la croissance est loin d’être verte. Dans les quelques pays où l’on observe effectivement un découplage, celui-ci est presque toujours relatif. Les rares cas de découplage absolu sont souvent des exceptions statistiques de courte durée pendant des périodes de croissance faible, ne prenant en compte qu’un seul type d’impact, et oubliant souvent les importations. Et même dans les meilleurs cas, le Royaume-Uni par exemple, le résultat final en termes de réduction des impacts est dérisoire.
Yannick Jadot rassure le public lors d’un débat à HEC le 9 septembre : « je n’ai jamais défendu la croissance verte ». Mais sur cette question, il n’y a que deux camps. Soit on pense qu’il est possible de découpler impacts environnementaux et activités économiques (la croissance verte), soit on admet que cela ne suffira pas, et qu’il faut donc réduire le volume total de la production et de la consommation, à commencer par les biens et services à haute empreinte écologique – la décroissance, donc.
Yannick Jadot est pour « la croissance du bien vivre ensemble », mais comprenons bien que ce n’est pas cette croissance qui occupe le Ministère de l’Économie. La vraie question est ailleurs : est-ce que la croissance du PIB contribue à améliorer la qualité de vie ? Empiriquement, ce n’est plus le cas en France où, comme dans beaucoup d’autres pays à haut revenu, le bien-être n’est plus corrélé au PIB par habitant.
Pour construire une économie du bien-être, arrêtons de parler de pouvoir d’achat et concentrons-nous sur le pouvoir de vivre. Si certains besoins ne sont pas satisfaits, partageons les richesses existantes d’abord, et produisons ensuite ce qu’il reste à produire. Mais ne produisons pas seulement pour produire – ou encore pire, pour éviter de se poser la question des inégalités. La croissance devrait être ponctuelle, comme solution à une situation de manque, mais cela ne devrait pas être le mode de fonctionnement par défaut d’une économie.
Quand il parle de décroissance, Yannick Jadot discute d’indicateurs : « le PIB n’est pas un bon indicateur ; il faut un autre indicateur. […] Il faut des indicateurs qui calculent notre prospérité. Mais notre prospérité, ce n’est pas seulement un enrichissement monétaire, c’est aussi la capacité des plus fragiles d’entre nous à vivre dignement, c’est la santé, c’est l’éducation, et c’est l’empreinte écologique ». Yannick Jadot porte « une autre conception de la société que la croissance du PIB ».
Ici, Yannick Jadot fait l’erreur de réduire la décroissance à un objectif de croissance négative : « si la croissance du PIB n’a aucun sens en termes d’empreinte écologique et de justice sociale, la décroissance n’a pas beaucoup plus de sens ».
Répétons-le : la décroissance n’est pas le miroir inversé de la croissance. Assimiler une récession à la décroissance parce que le PIB s’effondre est aussi absurde que de comparer un régime à une amputation au motif que dans les deux cas le poids net diminue. La décroissance est un projet de société qui vise à dépasser un système économique dont la valeur première est la lucrativité. C’est une transformation profonde des institutions économiques pour nous permettre de vivre mieux avec moins.
Sandrine Rousseau et le “non-sens économique” de la décroissance
Vous voulez aller vers de la décroissance ou pas ? demande la journaliste de Sud Radio à Sandrine Rousseau. Réponse claire : « Non, moi je suis économiste, et la décroissance, ça n’a pas tellement de sens économique, en vrai ».
(Permettons-nous une petite digression pour désamorcer l’arrogance du ‘moi je suis économiste,’ argument d’autorité trop souvent utilisé pour maintenir la « supériorité des économistes ». Pendant des décennies, les économistes mainstream ont capturé le débat public, nous expliquant que beaucoup de choses n’avaient pas de sens : le salaire minimum, la régulation des marchés financiers, l’hôpital public, l’encadrement des prix des loyers, taxer le patrimoine des riches, mettre un prix sur le carbone. Ce qu’ils ont oublié d’ajouter est que cela n’a pas de sens selon leurs hypothèses. Disons-le tout net, avec le manque de pluralisme qu’on trouve aujourd’hui dans la discipline, le moi je suis économiste est plus un handicap cognitif qu’une force. Et je dis ça avec la plus grande sympathie, car moi aussi je suis économiste.)
Il est important de le crier haut et fort : il n’existe pas de bon sens économique universel. Ce sont les communautés qui donnent un sens à l’économie, et ce sens peut varier d’une économie à l’autre. Refuser de faire des profits n’aurait pas de sens pour la plupart des multinationales ; et maximiser les profits n’aurait pas de sens pour une Société Coopérative d’Intérêt Collectif dans l’économie sociale et solidaire. L’économie n’a comme sens que celui qu’on lui donne, et là est bien le problème : le bon sens économique du capitalisme vient aujourd’hui contredire le bon sens social et écologique. La question que nous devrions nous poser est la suivante : quel sens donnons-nous à l’économie ?
Quand Serge Latouche parle de « sortir de l’économie » et de déséconomisation des mentalités, c’est un appel à résister aux diktats de la logique des marchés, au sens commun du toujours plus de revenus, de profits, et de PIB. On pourrait citer Karl Polanyi et parler de « réencastrement » de l’économie dans la société (et ajoutons aussi : dans la nature), c’est-à-dire rétablir une hiérarchie entre les incitations financières et les incitations sociales et morales. Personne ne devrait se retrouver affamé et sans logis seulement parce qu’il n’a pas réussi à récolter assez de points en jouant au jeu de l’économie ; et aucun écosystème ne devrait être saccagé seulement parce qu’il n’a pas de prix.
Après avoir détaillé le contenu de son projet de réforme, Sandrine Rousseau déclare : « à la fin, je ne sais pas si ça fait de la croissance ou de la décroissance, ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est le partage des richesses. Le sujet, c’est la sortie d’un système d’accumulation matérielle dans lequel nous nous sommes complètement enfermés ». Oublions le PIB, certes, mais n’oublions pas à quel système nous cherchons à échapper : l’extractivisme, le productivisme, le consumérisme, c’est-à-dire aujourd’hui, le capitalisme.
La décroissance serait un bien pauvre concept s’il se contentait d’évaluer la transition écologique et sociale avec ce podomètre obsolète qu’est le PIB. Non, l’objectif est bien de déséconomiser la société et la nature, c’est-à-dire de regagner un contrôle démocratique sur la gestion des ressources naturelles, la connaissance, les infrastructures stratégique comme l’énergie, l’éducation, et la santé, et toutes ces autres choses qui sont bien trop importantes pour être abandonnées aux aléas de l’offre et de la demande.
« Une société écologique, c’est une société où on consomme plus de culture, plus de sport. Où on développe les services du care, où on développe l’aménagement des logements, les transports […], les services publics, la santé. Donc, en fait, ce n’est pas moins d’activité, c’est simplement une activité qui émet moins de carbone », défend Sandrine Rousseau.
(Parenthèse : l’allusion à une activité qui émet moins de carbone pourrait faire penser qu’il est possible de découpler production et pollutions. Ne tombons pas dans le piège : on ne peut pas suffisamment découpler croissance du PIB et pressions environnementales, même en augmentant la part des services, même en recyclant davantage, même en innovant, même en déployant des énergies bas-carbones, etc. À budget écologique limité production limitée – cela devrait être le point de départ de toute logique écologiste.)
Poursuivons : qu’est-ce que veut dire consommer plus de culture ou plus de sport ? La satisfaction des besoins ne répond pas à la logique de l’infini. Les besoins fondamentaux dépendent de seuils de suffisance : suffisamment de nourriture pour être en bonne santé, suffisamment d’espace pour être heureux chez soi, suffisamment de moyens de mobilité pour se sentir libre, etc. Personne n’a besoin d’une croissance infinie de musées ou de terrains de foot ; il nous faut simplement avoir accès à juste assez pour pouvoir s’épanouir. Contre un productivisme sans fin, qu’il soit capitaliste ou communiste, privilégions un « éloge de la suffisance » : juste assez pour pouvoir vivre bien – ni plus, ni moins.
Jean-Marc Governatori devrait parler de la taille de l’économie
Est-ce que la décroissance est quelque chose de valide ? demande un journaliste. Réponse de Jean-Marc Governatori : « je n’aurais pas employé le mot ‘décroissance,’ parce qu’effectivement, il est peu audible par les 10 millions de personnes qui doivent survivre sous le seuil de pauvreté, par la classe moyenne qui est surtaxée, etc. […] mais il est incontestable que nous devons revoir notre mode de vie ».
Quelle belle opportunité de parler du lien entre croissance et pauvreté. On pourrait penser en lisant ces propos, qu’en effet, la croissance est nécessaire pour éradiquer la pauvreté. Si cela est vrai dans certains pays, cela n’est pas le cas pour la France.
Selon les calculs de Pierre Concialdi, l’excédent macroéconomique français (le surplus de revenu en plus de celui nécessaire pour satisfaire les besoins de toute la population française) avoisinait 42 % du revenu national en 2013. La pauvreté n’est donc pas un problème de taille du gâteau, mais de répartition des parts. Secundo, si l’augmentation des productions marchandes est un vecteur d’inégalité (ce qui est le cas aujourd’hui en France), c’est bien la croissance qui devrait effrayer les pauvres.
La décroissance, au contraire, vise avant tout la réduction des inégalités. Elle commence par aller chercher la richesse là où elle est. Selon l’Observatoire des inégalités, les 10 % des ménages français les plus fortunés possédaient près de la moitié de l’ensemble du patrimoine, alors que la moitié des ménages la moins bien dotée ne détenait que 8 % du total. Entre 1983 et 2015, les 1 % les plus riches se sont approprié près de 21 % de la croissance totale, soit la même part que les 50 % les plus pauvres. À quoi bon torturer les écosystèmes et se tuer au travail pour produire plus si les gains de cette croissance ne bénéficient qu’à ceux qui sont déjà riches ?
Lors du deuxième débat : « le sujet […] n’est pas la croissance économique ou la décroissance économique. Le sujet, c’est d’avoir une activité humaine compatible avec la biosphère, dont les objectifs sont le plein-emploi et la santé totale. À partir du moment où vous avez une activité humaine compatible avec la biosphère qui amène au plein-emploi et la santé totale, c’est acceptable ».
Mais qu’est-ce qui fait qu’une activité est compatible avec la biosphère ? Réponse d’un économiste écologique : c’est avant tout l’échelle de l’activité qui compte. (C’est une question de taille, dirait Olivier Rey, dans la lignée de Leopold Kohr et d’Ivan Illich.) Manger du poisson ne devient incompatible avec la biosphère qu’à partir d’un seuil de surpêche laissant les écosystèmes dégradés ; construire des éoliennes permet d’obtenir une énergie renouvelable, mais pas si leur construction se multiplie indéfiniment. C’est là un point essentiel : toute activité économique devient écologiquement problématique passé une certaine taille critique.
Le débat croissance/décroissance n’est pas seulement une question d’indicateur, c’est plus fondamentalement la question de la taille optimale d’une économie. Les décroissants pensent que l’économie dans un pays comme la France est trop grosse par rapport aux capacités des écosystèmes, et qu’il faut donc se lancer dans un régime biophysique.
Qu’elle soit capitaliste, socialiste, ou autre, toute économie est traversée par des flux de matières et d’énergie. Dans un pays en situation d’obésité écologique, il convient de réduire la quantité de ressources nécessaire pour faire fonctionner une économie. Idéalement, le débit biophysique devrait rester dans les limites des capacités de régénération des ressources naturelles renouvelables, des stocks disponibles de ressources non renouvelables, et des capacités d’assimilation des écosystèmes. D’où la notion d’une décroissance vers une économie stationnaire dont la taille permettrait de satisfaire les besoins de tous sans dépasser les limites planétaires.
« On a créé une société violente. À partir du moment où vous construisez une société sur le productivisme et sur le consumérisme, vous créez potentiellement des violences », affirme Jean-Marc Governatori. Exactement : le productivisme et le consumérisme sont des phénomènes qui s’auto-amplifient jusqu’à atteindre des seuils où produire et consommer davantage se fait forcément aux dépends des autres. Plus, plus, plus, et soudain, trop. Trop parce que plus assez pour les autres.
C’est la tragédie du « mode de vie impérial » d’un pays comme la France : notre croissance est rendue possible par un extractivisme sauvage dans d’autres pays qui nous alimentent en énergie, en matériaux, et en force de travail. Pour stopper l’engrenage de cette exploitation mondialisée, il faut s’attaquer aux institutions qui propulsent une économie vers davantage de production : les entreprises à but lucratif, la publicité, l’obsolescence programmée, les politiques de croissance, etc.
J’étais très heureux d’apprendre que Jean-Marc Governatori a fait « une semaine de stage chez [son] ami Pierre Rabhi ». À l’élection présidentielle de 2002, Pierre Rabhi avait défendu la décroissance. S’il s’est progressivement détaché du terme, lui privilégiant celui de « sobriété heureuse », il est resté loyal à ses principes, notamment l’application du principe de non-violence à l’organisation économique.
Les activités humaines ne devraient pas se faire au détriment du monde vivant. Au lieu d’un capitalisme prédateur où nous exploitons la vulnérabilité des plus précaires, des générations futures, et de la nature en général, construisons une économie de la sollicitude basée sur l’entraide et la solidarité. Voilà un différend logiciel économique : que toute production soit bel et bien une valeur ajoutée, et non pas seulement une valeur appropriée par certains aux dépends des autres.
Delphine Batho et le Rubicon de la décroissance
Pour Delphine Batho : « il faut franchir le Rubicon de la décroissance. Les faits l’imposent parce que c’est le seul chemin qui permet de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre et de se fixer pour objectif le respect des limites planétaires ». Sur France Info, elle annonce que la décroisssance « est la seule voie réaliste ». « Moi, j’aime la clarté » affirme-t-elle lors du deuxième débat, « soit on est pour la croissance, soit on est pour la décroissance. […] la croissance économique du PIB égale la croissance de l’augmentation d’énergie et l’augmentation des matières premières. Je considère donc que c’est la base même de la négation des limites planétaires ».
Oui, on ne pourra pas réduire les pressions environnementales sans réduire la production et la consommation. C’est un fait. Mais allons plus loin : même si la situation environnementale ne nous l’imposait pas, continuer de croître ne serait pas forcément une bonne idée si cela monopolise la majeure partie de notre temps.
Toute économie fonctionne avec un budget temps limité. Une heure passée à produire des SUVs est une heure qui ne sera pas passée à produire des panneaux solaires ; et une heure passée à concevoir des publicités sur internet est une heure qui ne sera pas passée à imaginer des monnaies locales ou bien à faire la sieste.
Le but de l’économie devrait être de libérer du temps pour des activités intellectuelles, culturelles, et spirituelles, pas de produire encore et toujours plus. Une économie en poursuite d’une croissance infinie se retrouve dans la même position de Sisyphe, condamné à pousser son PIB jusqu’à épuisement social et écologique, et puis à recommencer.
Lorsque qu’une journaliste de France Inter lui demande si elle ne craint pas de faire peur en utilisant le mot ‘décroissance,’ la candidate répond : « la décroissance n’est pas la récession. C’est baser toutes les décisions sur la recherche d’un équilibre entre les nécessités humaines et les nécessités de la préservation du climat, de la préservation du vivant, de la santé. C’est donc une nouvelle conception du bien-être qui passe par la priorité à l’alimentation, à la santé, à la qualité de vie, et non plus la priorité au bilan comptable ».
Elle détaille son propos dans un entretien pour Reporterre : « la décroissance, c’est une société avec plus de bien-être, plus de culture, plus de liens humains, plus de respect des personnes. C’est une société du plus, pas du moins ! ». Plus de liens, moins de biens, comme disent les décroissants ; consommer moins pour travailler moins pour prendre le temps de vivre plus lentement et avec convivialité.
« La décroissance c’est un changement de nos modes de vie que les Français pratiquent tous les jours », explique Delphine Batho,« c’est le fait de consommer moins mais de consommer mieux, d’acheter des produits d’occasion, ou d’aller dans les brocantes ou les vide-greniers, de réduire la production de biens et de services, et de vivre mieux ». Pour Delphine Batho, « les Françaises et les Français ne demandent pas un taux de croissance du PIB, ils demandent à vivre dignement, à avoir un travail épanouissant et une vie qui a du sens ». Selon elle, ils « font de la décroissance tous les jours sans s’en rendre compte en achetant un produit d’occasion ; quand on passe au vélo dans les villes pour se rendre au travail, quand en milieu rural on passe au covoiturage ».
Qu’on l’appelle sobriété heureuse, simplicité volontaire, abondance frugale, voie plus simple, ou hédonisme alternatif, ces mentalités et pratiques antiproductivistes et anticonsuméristes ont toujours existé – le défi qui devrait nous occuper aujourd’hui est de trouver le système économique qui pourrait leur permettre de devenir la norme.
Dernier point : le financement. Comment avec la décroissance va-t-on financer, les retraites, le chômage ? Comment va-t-on aider ceux qui sont en difficulté si on n’est pas en croissance ? Comment va-t-on payer les dépenses sociales ?, demande une journaliste à Delphine Batho. Réponse : « la décroissance finance la décroissance », « le propos de la décroissance, c’est une politique responsable du point de vue des finances publiques puisque ça consiste à dire qu’on arrête d’injecter de l’argent dans la destruction et que on bouge ces capacités d’investissement vers ce qui est utile et ce qui concourt au bien-être humain, à la santé, et à la préservation du climat ».
La question du financement s’approche à plusieurs niveaux. D’abord, reconnaissons que les services publics ne sont pas des luxes improductifs rendus possible par des prélèvements sur l’activité marchande. C’est faux, comme l’explique très bien Jean-Marie Harribey ; les services publics sont des productions à part entière. Ensuite, et c’est l’argument de Delphine Batho, reconnaissons que la partie non-productive des dépenses publiques ne doit pas nécessairement augmenter chaque année. Si la croissance génère plus de coûts que de bénéfices, la décroissance fera disparaître des dépenses compensatoires, et allègerait donc le budget public.
Allons encore plus loin : certaines dépenses publiques sont liées, non pas à l’activité économique elle-même, mais à la façon dont elle est organisée. Privatiser un service le rend plus cher car il faut dès lors inclure la rémunération des investisseurs, alors que le prix d’une production publique peut descendre aussi bas que ses coûts de production. Suivons le Manifeste convivialiste pour un monde « post-néolibéral » et allégeons les budgets publics de toute rente capitaliste, qu’elle concerne le prix des médicaments, les frais de publication des revues académiques, les loyers, ou les services de soin pour les personnes âgées.
Profitons-en aussi pour démonétariser et décentraliser une partie de l’action publique, permettant ainsi la participation volontaire des citoyens au fonctionnement des services publics (par exemple à travers un système de « monnaie temps », comme le propose Bruno Théret).
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Qu’est-ce que la décroissance ? La question est simple, ce qui n’est pas le cas de la réponse. La décroissance, c’est plusieurs choses à la fois : une stratégie de transition, mais aussi un mouvement, une mosaïque de pratiques, une idéologie, une théorie, et un domaine d’étude (voici quelques ressources pour mieux comprendre le concept). Nul besoin de rentrer ici dans les méandres théoriques de l’idée, ce qui importe est que les discussions autour du sujet soient riches et fassent avancer le débat.
Pour faire cela, je suis parti des propos des candidats et j’ai tenté d’élargir leurs discussions pour y inclure des questions qui devraient, selon moi, occuper les écologistes. Aujourd’hui, Delphine Batho est la seule à défendre ouvertement la décroissance. Les autres candidats sont en désaccord mais leur position n’est pas solide. En effet, et comme beaucoup, les candidats qui fustigent la décroissance connaissent mal un concept qu’ils réduisent, soit à une croissance négative du PIB, soit à une obsession maladive contre la croissance économique et la modernité. J’espère avoir réussi à montrer que l’idée de la décroissance est bien plus subtile, et que souvent, les valeurs et les idées défendues par les candidats s’apparentent à celles des décroissants.
À l’avenir, ne confondons-plus décroissance et PIB négatif ; la décroissance est un projet de société alors que le PIB négatif n’est qu’un accident économique. Arrêtons de confronter les projets d’économies alternatives aux maux du capitalisme comme le chômage, l’austérité, la pauvreté, et les inégalités. La décroissance n’est pas un baume pour soulager les rhumatismes du capitalisme, c’est une invitation à résoudre ces problèmes en remontant à leurs sources : l’institutionnalisation d’un désir infini d’enrichissement monétaire. Et finalement, cessons de perdre du temps à réaffirmer qu’il faut changer les indicateurs ; tout le monde est d’accord, le PIB est obsolète. Ce qu’il faut vraiment changer, ce n’est pas seulement la mesure, mais bien le système que l’on cherche à mesurer.
One reply on “Réponse aux verts qui parlent de décroissance”
Bonjour Timothée,
je ne crois pas que l’on puisse dire que “la décroissance est un projet de société”. La décroissance porte un projet de société (ou est portée par un projet de société) mais ce projet ne peut pas être la décroissance : ou alors, cela revient à dire que l’on va décroître pour décroître et dans ce cas-là, il va falloir décroître jusqu’au zéro. De l’autre côté, du côté de la croissance, en effet, ce n’est pas pareil : la croissance est un projet de société, dans lequel il faut croître pour croître (la croissance est à la fois un fondement, une justification et un objectif), comme si la croissance était bonne en soi et c’est pourquoi la croissance rêve de dépasser toutes les limites : vers l’infini et au-delà.
Si la décroissance n’est pas un projet de société, cela ne veut donc pas dire qu’elle n’a pas un projet mais ce projet sera post-décroissance. La décroissance, ce n’est finalement que ce trajet vers un projet (et là on peut trouver plein de noms et pleins de convergences).
Mais en tant que trajet, on ne peut pas espérer que la décroissance durera trop longtemps (pas le temps de faire société, donc) : c’est comme pour un sevrage.
Amitiés