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Réponse à Sébastian Laye: Thanos et la décroissance

Alors que la situation sanitaire s’enlise, que s’aggrave la situation économique, et que s’approfondit la crise écologique, le débat public autour de la croissance s’appauvrit à coups d’articles superficiels, de préconceptions, de prêt-à-penser, voire d’assertions erronées. Dernier en date : « L’économie s’est-elle vendue à Thanos, adepte de la décroissance ? » par Sébastian Laye dans Capital. Des approximations, des procès d’intentions, et une référence à un film de super héros en guise d’argument – un véritable sabotage d’une question fondamentale qui n’a jamais été aussi urgente qu’aujourd’hui. L’occasion est donnée, une fois de plus, de proposer des bases sérieuses et nécessaires à un débat apaisé et constructif. En effet, les recherches, publications, expérimentations autour de la décroissance sont riches et diverses. Rapidement, dressons l’inventaire de quelques travaux récents en la matière. 

Et oui, car les économistes de la décroissance ont beaucoup de choses à dire, à commencer par ceux cités dans l’article de Sébastian Laye. Dans Managing without growth (2008), Le macroéconomiste Canadien Peter Victor fut l’un des premiers à modéliser le fonctionnement d’une économie sans croissance. Ses conclusions : il est tout à fait possible de décroitre « par design », et non pas « par désastre ». Plus récemment, Peter Victor s’est allié avec l’économiste Britannique Tim Jackson, auteur de Prospérité sans croissance (2009), pour continuer ce travail de modélisation et mieux comprendre, par exemple, la dynamique des inégalités, la création monétaire dans une économie sans croissance. Ce mois-ci, les deux économistes publient dans Ecological Economics de nouveaux résultats concernant la transition vers une économie post-croissance au Canada, montrant encore qu’il est possible d’allier réduction des pressions environnementales et prospérité sociale en l’absence de toute croissance économique. 

Dans une thèse intitulée « La Décroissance au prisme de la modélisation prospective » (2016), François Briens a développé un outil de modélisation macroéconomique permettant d’explorer différents scénarios de transition pour la France. Premier en son genre, le model explore de manière concrète et détaillée les diverses visions et propositions de ce que les décroissants entendent comme une transition souhaitable et soutenable. Plus récemment, Timothée Parrique publie juste avant le confinement « The Political Economy of Degrowth », une thèse de 900 pages en économie théorique sur la décroissance (résumée en Français ici et ici). Sa question de recherche : Comment faire fonctionner l’économie sans croissance ? Et comment organiser la transition vers une telle économie ? Actuellement en thèse à l’Université Paris-Nord, Antoine Monserand se penche sur le financement des systèmes de retraites dans une économie sans croissance.    

Il y en a beaucoup d’autres. Le livre de Jean Gadrey Adieu à la croissance (2010) en est à sa troisième édition et La Mystique de la croissance (2013) de Dominique Méda a rejoint la prestigieuse collection Champs Actuels chez Flammarion. La Théorie du donut (2017) de l’économiste Britannique Kate Raworth a fait beaucoup parler d’elle, jusqu’à être utilisée par la ville d’Amsterdam pour aiguiller sa politique municipale et promu par le président Irlandais Michael D. Higgins. Les questions des décroissants sont loin d’être ésotériques. La preuve : le numéro d’octobre du magazine Alternatives Économiques porte pour titre : “Un monde sans croissance, c’est possible.” Au-delà d’une simple critique de la croissance, les chercheurs avancent et explorent des questions de plus en plus précises sur le chômage, la pauvreté et les inégalités, les réformes bancaires, le financement des services publics, le commerce international, et bien d’autres. 

Il y a des économistes mais pas seulement. L’anthropologue Jason Hickel et son Less is more (2020), le Post-growth Living (2020) de la philosophe Kate Soper, le politologue Paul Ariès et son Gratuité versus capitalisme (2018), les activistes Vincent Liegey et Anitra Nelson et leur récent Exploring degrowth (2020), plus de 60 biographies dans la collection des Précurseurs de la Décroissance, ou The Case for Degrowth (2020) écrit par plusieurs auteurs du collectif Research & Degrowth de l’Université de Barcelone. La décroissance est prise au sérieux par nombre de journaux internationaux comme BloombergVice, et The Guardian. La prestigieuse collection Que sais-je ? a même un ouvrage sur le sujet : La décroissance (2019), écrit par Serge Latouche lui-même. Ajoutons à cela plusieurs centaines d’articles académiques et une floraison de textes dans les journaux, et l’on réalise bien l’ampleur de la mouvance décroissante. 

Le monde bouge et les idées aussi. Balayer de la main une idée si importante comme Sébastien Laye le fait relève soit de la paresse intellectuelle, ou bien d’une défense idéologique d’un vieux monde bientôt en ruine. Débattre, oui, mais sans raccourci et fausses lectures.