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Réponse à Nicolas Bouzou: Décroissance n’est pas récession

Personne n’aime les récessions, décroissants inclus. Il existe maintenant de nombreux textes qui expliquent la différence entre décroissance et récession, et même un quiz pédagogique que je recommande vivement à Nicolas Bouzou. Assimiler une pandémie à la décroissance juste parce qu’elle provoque une baisse du PIB est aussi absurde que de décrire une amputation comme un régime juste parce qu’elle engendre une perte de poids. Le concept de décroissance est bien plus subtil : réduire la consommation de ressources naturelles certes, mais d’une façon à la fois équitable, socialement soutenable, et démocratiquement planifiée, tout en améliorant la qualité de vie. 

La croissance illimitée est dangereusement incompatible avec la finitude de notre planète. Le PIB est un vecteur de pressions environnementales et la croissance verte reste un pari risqué, une hypothèse théorique sans confirmation empirique en dépit de plus de trois décennies d’expérimentation. Quant aux récessions, leur effet sur l’usage des ressources n’est que temporaire et généralement faible, pour un tribut social dramatique. La décroissance, ce n’est pas figer l’économie, c’est au contraire un changement de modèle : d’une économie linéaire qui a pour objectif la croissance des flux monétaires à court terme à une économie circulaire dont le but est la satisfaction durable des besoins de tous. 

La décroissance est une question de justice sociale et pas seulement de préférences individuelles. N’oublions pas qu’aujourd’hui, ce sont les riches qui détruisent la planète. À l’échelle mondiale, les 3,5 milliards de personnes les plus pauvres ne génèrent que 10% des émissions de gaz à effet de serre tandis que les 10% les plus riches sont responsables de la moitié de toutes les émissions. Si le voyage en avion demeure le « privilège » de 8% de la population mondiale, ce luxe pourrait consommer près d’un quart du budget carbone à ne pas dépasser d’ici 2050. Un mode de vie à haute empreinte écologique n’est pas généralisable et donc socialement injuste.

La démondialisation n’est pas un problème si elle permet d’améliorer la résilience des communautés, en priorité celles les plus vulnérables. La mondialisation ne profite pas à tous (il y a davantage de transferts monétaires des pays pauvres vers les pays riches), et les bénéfices des quelques gagnants ne sauraient occulter les destructions environnementales qu’elle engendre. D’ailleurs, les pays du Sud se retrouvent en première ligne face au conséquences du dérèglement climatique. Diminuer la consommation au Nord pour relâcher la pression écologique au Sud et distribuer la richesse produite collectivement à l’échelle globale permettrait aux nations exportatrices de matières premières de se concentrer sur la satisfaction des besoins de leur population. 

Ces dernières décennies, les gouvernements ont majoritairement fait face aux récessions par des politiques d’austérité budgétaire. Leur justification ? 90% du budget public est corrélé à l’activités économique. Ce système n’est pas adapté à une situation où les taux de croissance baissent inexorablement année après année – ce que les économistes perçoivent aujourd’hui comme l’entrée dans une phase de stagnation séculaire. Il n’est pas non plus adapté à une transition décroissante où la sphère monétaire se contracterait au profit d’une expansion de l’Économie Sociale et Solidaire. La question qui devrait nous occuper est la suivante : Comment pouvoir prospérer sans croissance ? 

L’économie monétaire n’est que la face quantifiée d’une plus grande économie sociale et écologique. Toute activité de production demande du temps de travail, des matériaux, et de l’énergie. Surexploiter la nature, y compris ses éléments humains, pour créer de la richesse monétarisable est une stratégie de court terme ; une stratégie dangereuse qui est à la source de nombreuses crises socio-environnementales, à commencer par la pandémie du COVID-19.

Si les récessions frappent d’abords les plus vulnérables, la croissance économique n’est pas une solution miracle. L’augmentation du PIB est un remède inefficace contre la pauvreté, qui a d’ailleurs augmenté en France de 9% entre 2006 et 2016. Quant aux inégalités, les travaux de Thomas Piketty ont montré que la croissance économique ne diminue pas les inégalités ; au contraire, elle les augmente. Pour venir en aide aux plus vulnérables, pas de miracle, il faut redistribuer les richesses, et cela encore plus en temps de récession. Or en France, les ressources ne manquent pas. La fraction des revenus supérieure à 6000 euros par mois (un seuil qui ne concerne que 1-2% de la population active) correspond au montant qui permettrait de faire passer tout le monde au-dessus du seuil de pauvreté. 

Ce que l’on doit retenir de la pandémie, c’est que la croissance n’a pas réponse à tout. De la même manière que nous avons réduit les interactions physiques pour limiter la propagation du virus, nous devrions réduire les activités les plus polluantes pour limiter le dérèglement climatique. Nous avons vu que des sommes extraordinaires peuvent être mobilisées en cas de besoin et que les gens sont prêts à changer leurs habitudes pour protéger ceux qui sont vulnérables. Les Français se sont confiné pour sauver 60 000 vies. Que sommes-nous prêts à faire pour éviter les 250 000 décès par an que pourrait causer le changement climatique entre 2030 et 2050?