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La décroissance à l’université

Écrire une thèse sur la décroissance dans un département d’économie, c’est un peu comme étudier la pyromanie dans une caserne de pompier – ça fait tâche. À la machine à café, ils me regardent comme une sorte de Luddite de l’économie ; l’infiltré qui cherche minutieusement où placer sa bombe pour faire imploser l’édifice théorique de l’économie dominante. 

C’est vrai que nous ne sommes pas beaucoup. En général, les universités françaises ne touchent pas à la décr********. Depuis l’apparition du concept en 2002, il n’y a eu qu’une demi-douzaine de thèses, toutes dans des universités différentes, et jamais dans des départements d’économie. À ce niveau-là, ce n’est pas de la recherche, c’est du streaking, vous savez, ces fans qui essaient désespérément d’interrompre un match de foot en courant nu sur le terrain. De temps en temps, un doctorant passe à travers les mailles du filet. Ce fut mon cas.  

Triste situation : alors que la recherche en langue anglaise explose avec des universités comme celles de Barcelone (Espagne), de Vienne (Autriche), de Leeds (Angleterre), et de Lund (Suède) qui se spécialisent sur le sujet, aucune université française ne suit. Difficile de dire pourquoi. C’est étonnant car historiquement, le concept de décroissance vient de chez nous. À quand un centre de recherche dédié à l’étude du sujet ? 

Quant à la frilosité des départements d’économie, pas de mystère : les concepts hétérodoxes que nous utilisons ne font pas fureur là où l’orthodoxie règne. Pour l’économiste lambda (lisez : néoclassique), le mix de théories féministes, écologiques, et marxiennes que j’utilise dans mes travaux est plus proche de la sorcellerie que de la science. (Pas surprenant quand on voit le contenu des curriculums en économie, une monoculture néoclassique essorée de toute diversité théorique, méthodologique, et disciplinaire.) 

La lutte ne s’arrête pas là. Quand bien même on arriverait à faire une thèse à l’université, difficile d’échapper au productivisme académique. Publish or perish : une sorte de croissancisme appliquée à la production d’articles. Publier davantage, c’est forcément mieux, on n’a eu cesse de me répéter pendant mon périple doctoral, quitte à découper un projet de recherche en autant d’articles que possibles, façon blockbuster Hollywoodien. Berk ! 

À ce quantitativisme aveugle s’ajoute un individualisme utilitariste féroce. L’université est devenue l’antre de l’Homo Impactus, le chercheur maximisateur de « facteur d’impact, » cet indicateur de propagation des idées scientifiques. Résultat : une guerre de tous contre tous sous l’égide d’un indicateur abstrait – ça vous rappelle quelque-chose ? Conséquences : les chercheurs délaissent l’éducation, publient peu dans les médias, et n’ont pas le temps de participer au débat public. 

Je garde le plus tragique pour la fin : le monde de l’édition scientifique est une sphère d’accumulation capitaliste florissante. Systématiquement, une richesse publique (l’accès aux connaissances) est privatisée par une poignée de corporations qui revendent ensuite le droit d’accès à prix d’or aux universités (pour mieux comprendre la situation, l’épisode n°63 de Datagueule : Privés de savoir ?). La définition même de l’aliénation : publier un article sur la privatisation injuste de richesse communes dans une revue qui privatise injustement une richesse commune.  

L’université est aujourd’hui un milieu hostile à la recherche décroissante, et il est urgent que cela change. Oublions la relance de l’économie et investissons massivement dans la relance de la critique de l’économie. Cela veut dire du pluralisme dans l’éducation et la recherche ; du temps accordé aux chercheurs pour participer au débat public ; et la gratuité de l’accès aux publications – pour commencer. L’ université devrait redevenir la fabrique de l’esprit critique, et non pas un centre de formation pour les mécaniciens du capitalisme. 

Ce texte a été publié dans le journal LA DÉCROISSANCE, n°174, Novembre 2020