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Réponse à Bruno Le Maire: Appauvrissement, asservissement, et autres malentendus sur la décroissance

En tant que spécialiste de la décroissance, j’ai suivi avec attention le débat organisé par le Club de l’Économie du journal Le Monde entre Bruno Le Maire et Delphine Batho sur le thème « La transition environnementale est-elle compatible avec la croissance économique ? ». Quelle belle opportunité de répondre aux propos de Bruno Le Maire afin de clarifier ce qu’est – et surtout ce que n’est pas – la décroissance. Je ferai l’impasse sur la question de la croissance verte, sujet sur lequel j’ai déjà beaucoup écrit (e.g., 12345) pour me concentrer sur deux autres points. Bruno Le Maire voit en la décroissance un appauvrissement et un asservissement : une perte de richesse qui irait à l’encontre des libertés fondamentales des citoyen•nes. À l’inverse, je vais tenter de montrer que la décroissance constitue non seulement un progrès social, écologique, et économique, mais aussi qu’elle ne s’oppose en rien à la démocratie.        

Décroissance et pauvreté

La première objection de Bruno Le Maire concerne la pauvreté. « Décroissance veut dire appauvrissement des français. […] Si vous avez de la décroissance, vous aurez moins de richesse, et vous aurez plus de pauvres. Ou alors il faut appauvrir tout le monde avec une logique égalitaire qui n’est pas la mienne » (1h15min48sec). La logique paraît imparable : si croissance rime avec abondance, alors la décroissance amènerait la carence. La croissance nous enrichit et la décroissance nous appauvrit. 

Mais de quelle richesse parle-t-on exactement ? Techniquement, la croissance économique, c’est l’augmentation du Produit Intérieur Brut (PIB), un indicateur qui mesure la somme des valeurs ajoutées brutes de toutes les unités institutionnelles résidentes qui exercent des activités de production. Mais ‘production’ ne veut pas dire ‘richesse’. Tout d’abord, le PIB ne mesure pas un stock mais un flux sur une période donnée. Il ne vient donc pas forcément gonfler la richesse d’un pays. En réalité, le PIB mesure l’agitation économique ; ce n’est donc pas un gâteau, mais plus précisément une mesure des flux nécessaires à la préparation de celui-ci. 

Les statisticiens qui ont construit le PIB sont d’ailleurs les premiers à rappeler qu’il n’est pas un indicateur de bien-être. C’est marqué noir sur blanc dans le manuel des Nations Unies qui en définit les règles de calcul : « Si le PIB est souvent perçu comme mesure du bien-être, le SCN [Système de Comptabilité Nationale] ne prétend pas poursuivre cet objectif, d’autant qu’il adopte plusieurs conventions qui vont à l’encontre d’une interprétation des comptes à des fins d’évaluation du bien-être ». Les critiques de cet indicateur ont une longue histoire qui remonte à l’invention même du PIB. En 1934, son créateur Simon Kuznets, témoigne devant le Congrès Américain : « le bien-être d’une nation peut difficilement être déduit d’une mesure du revenu national. Si le PIB est en hausse, alors pourquoi est-ce que l’Amérique va mal ? Il faut garder à l’esprit la différence entre la quantité et la qualité de la croissance, entre les coûts et les bénéfices, et entre le court et le long terme. Les objectifs de croissance devraient spécifier plus de croissance de quoi et dans quel but ». 

Le PIB ne mesure ni le bien-être de l’humanité, ni celui de la nature. Cette observation poussa deux économistes de Yale (William Nordhaus et James Tobin) à proposer, en 1972 déjà, un indicateur alternatif : le Measure of Economic Welfare (Mesure de Bien-être Économique). Pour la première fois, un indicateur économique venait prendre en compte l’écologie, en déduisant du produit national les coûts de la pollution environnementale. Cette idée brillante restera lettre morte. Aujourd’hui encore, le PIB ne prend pas en compte les richesses écologiques. Si vous vendez des pesticides qui tuent les abeilles, le PIB augmente en proportion des ventes sans prendre en compte le coût exorbitant de la disparition des abeilles. Si vous rasez une forêt ancienne pour en vendre le bois, la richesse financière augmente (un peu) mais la richesse écologique en termes de services écosystémiques diminue (de beaucoup). L’accumulation du PIB peut donc se faire à travers la détérioration des écosystèmes. 

Autre limite : en 1988, l’économiste néozélandaise Marilyn Waring publie If Women Counted, un ouvrage montrant que la comptabilité nationale invisibilise toute une partie de la production, dont les tâches dites reproductive qui incombent le plus souvent aux femmes. « Qui préparait le dîner d’Adam Smith ? » demande la journaliste Suédoise Katrine Marçal. Réponse : sa mère. Sans la bien généreuse Margaret Douglas pour prendre soin de lui toute sa vie, le pauvre Adam ne serait sûrement jamais devenu l’intellectuel que l’on connait. Autrement dit, la production des travaux d’Adam Smith dépendait de la reproduction de ses capacités à écrire, tâche qui incombait à sa maman. Croissance économique ne rime pas avec richesse si l’agitation des marchés vient mobiliser temps et effort qui devient dès lors indisponible pour assurer la continuation de toutes ces choses qui sont produites dans l’ombre de la comptabilité nationale. 

Quatrième limite : le PIB ne prend pas en compte les inégalités ; il compte les flux sans regarder leur direction. Mais cette direction a de l’importance, surtout si ce qu’on appelle « croissance économique » devient une mesure de l’enrichissement des plus riches. En France, les 10 % des individus les plus riches possèdent 60 % de la richesse totale et reçoivent un tiers de l’ensemble des revenus avant impôt. (Cette information est primordiale quand on parle d’écologie car ces mêmes 10 % émettent individuellement plus de cinq fois plus que la moitié la plus pauvre des français.) Vu que cette richesse ne « ruisselle » pas vers le bas, pas étonnant donc de constater que la pauvreté augmente en France, et cela malgré la croissance économique. Si la croissance ne bénéficie pas à ceux qui en ont le plus besoin, à quoi bon faire grossir le revenu total d’une économie ? 

Résumons. Une décroissance sélective de certaines activités permettrait de libérer du temps libre pour les activités reproductives et de freiner la formation des inégalités économiques (richesse sociale), tout en préservant les écosystèmes (richesse écologique). Elle ne représenterait pas un appauvrissement mais bien un progrès, une abondance sociale et écologique produite par un rétrécissement de la sphère monétaire. Ce progrès n’est pas seulement social et écologique, mais économique dans le sens premier du terme : il permettrait d’améliorer notre capacité collective à maintenir une haute qualité de vie tout en économisant du temps de travail et des ressources naturelles. En effet, toute économie a une taille optimale en termes de performance, c’est-à-dire la capacité d’une économie à transformer des ressources en bien-être. À quoi bon ‘créer des emplois’ (qui n’épanouissent personne) pour ‘augmenter le pouvoir d’achat’ (sans augmenter le pouvoir de vivre) afin de ‘consommer’ des choses (dont on pourrait se passer). Considérons la décroissance comme une sorte d’accordage ; un réglage de l’économie alliant amincissement et redistribution qui nous permettrait de mieux vivre ensemble. La décroissance n’est pas un appauvrissement, c’est un embellissement. 

Décroissance et liberté 

La deuxième objection de Bruno Le Maire contre la décroissance concerne la liberté. « On ne va pas imposer aux gens la façon dont ils vont vivre, dont ils vont circuler. Quand je vois certains d’entre vous qui disent qu’il faut réduire de 30 % les déplacements, non je ne suis pas favorable car je pense que ça va conduire à des injustices formidables, au sens propre du terme. Vous aurez les plus pauvres qui ne pourront plus se déplacer, les plus modestes ; et puis ceux qui auront toujours la capacité de se déplacer, de prendre l’avion. Les 30 % de réduction des déplacements, ça risque d’être pour les plus modestes, mais certainement pas pour les plus riches. Et je ne vois pas au nom de quelle légitimité on imposerait la réduction des déplacements au citoyen. La liberté de déplacement, c’est une liberté fondamentale » (1h19min00sec). 

Contextualisons. Une décroissance juste et soutenable ne concernerait qu’une partie des activités, avec un effet différencié en fonction des situations et des revenus. Pour atteindre les objectifs climatiques de 2030, nous devons réduire l’empreinte carbone annuelle moyenne des français d’au moins 3,9 tonnes, soit 45 % de l’empreinte moyenne en 2019. Mais cette moyenne cache de larges inégalités. Les 10 % les plus riches devront réduire leurs empreintes de 81 %, alors que les 50 % les plus pauvres seulement de 3 %

Prenons l’aviation, par exemple. Les dernières données disponibles pour la France (2008) suggèrent que la moitié des vols étaient pris par les 2 % de la population avec les revenus les plus élevés (en général, seulement un tiers des français prend l’avion). Dans l’Union Européenne, les 20 % des ménages les plus aisés représentent 52 % des achats de billets d’avion. Imposer une réduction des déplacements par avion n’est ni un fardeau pour les plus modestes, ni même un sacrifice général. C’est juste la fin d’un privilège écologiquement insoutenable. (Rappelons d’ailleurs que la limitation du transport aérien était l’une des mesures proposées démocratiquement par la Convention Citoyenne pour le Climat – propositions SD-E1 à SD-E7, pp. 253-257.) On pourrait, par exemple, introduire une taxe progressive sur les billets d’avion, suivant le design du « Frequent Flyer Levy » proposé par l’organisation Stay Grounded (un premier vol gratuit par personne tous les trois ou quatre ans, mais le deuxième vol est soumis à un prélèvement de 150 €, ce montant doublant pour chaque vol supplémentaire). 

Bruno Le Maire croit « plus à un discours de la transition et de l’accompagnement qu’à un discours de la radicalité et de la brutalité, qui à [son] sens, ne créera que du conflit en France » (1h47min40sec). La décroissance serait donc trop radicale. Mais c’est justement là que réside sa force. Étymologiquement, le terme « radical » vient du latin radicalis, qui se rattache à la racine. Être radical, c’est prendre le problème à la racine. La décroissance, en ce sens, est bien radicale, car elle ne vient pas seulement panser les violences de notre système économique, mais aussi – et surtout – identifier les mécanismes à l’origine de la crise social-écologique et les solutionner. Elle est radicale car, au lieu d’essayer de ‘verdir le PIB’, elle se pose des questions plus profondes sur notre relation à la nature, à la justice, et au bien-être. Dans un monde ou le plus est confondu avec le mieux, ralentir et consommer moins est en effet radical. Mais l’est-ce vraiment après tout ? Nous avons tous des exemples ou moins rime avec mieux ; et peu sont ceux qui sont convaincues que l’essence de la nature humaine consiste à vouloir amasser de l’argent sans aucune limite. Prendre le problème à la racine, c’est se rendre compte que le capitalisme et son appétence pour – ainsi que sa dépendance à – l’accumulation monétaire n’est pas adapté à l’anthropocène. 

Qui serait pour la brutalité ? Personne. Passer d’une économie où la création d’emplois, la stabilité financière, et le financement des budgets publics dépend de la croissance économique à un autre modèle qui nous permettrait de prospérer sans croissance est un défi considérable. Comme tout projet de société, il est semé d’embuches. Bien naïf serait cellui qui pense que ce sera facile. Mais des outils existent : une garantie de l’emploi façon Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée pour directement créer des emplois verts et une réduction sélective du temps de travail pour partager les emplois disponibles dans les secteurs en décroissance ; une carte carbone pour s’assurer de la juste allocation des énergies fossiles disponibles ; un care income ou un Revenu de Transition Écologique pour valoriser les activités créatrices de richesse sociale et écologique ; une sécurité sociale de l’alimentation faisant partie d’une garantie sociale plus générale pour protéger les ménages les plus vulnérables des affres de la transition écologique ; des réformes bancaires et des monnaies alternatives pour financer le changement ; ainsi que des forums citoyens comme la Convention Citoyenne pour le Climat et une démocratisation des entreprises pour décider ensemble de ce que nous voulons produire. La différence entre le brutal et le graduel n’est pas une question d’objectif, c’est une question de gouvernance.  

***

C’est une bonne chose qu’on débatte sur la décroissance. Même si la littérature scientifique sur le sujet se développe rapidement, certaines questions ne trouveront de réponses que dans le cadre de délibérations démocratiques. Si la décroissance est sélective, il faudra choisir ce qui va croître et ce qui va décroître et quelle est la responsabilité de chacun•e dans ces changements. Le piège principal de cette discussion est de penser que ‘relancer l’économie’ d’aujourd’hui n’est pas un choix politique. Aujourd’hui aussi, certaines choses croissent (les revenus des ménages les plus aisés, le nombre de millionnaires, la proportion de SUVs dans le parc automobile français, la spéculation financière, les paradis fiscaux, la marchandisation des données personnelles, la précarisation des emplois) et d’autres décroissent (la biodiversité, la probabilité de pouvoir conserver un climat stable, le temps disponible pour produire des choses qui ne se vendent pas). La question de la décroissance n’est pas la question abstraite du plus ou du moins, c’est une discussion complexe sur le type d’économie qui serait plus à même de nous rendre heureux dans un monde où les ressources naturelles se font de plus en plus rares. 

One reply on “Réponse à Bruno Le Maire: Appauvrissement, asservissement, et autres malentendus sur la décroissance”

Salut,
Je ne comprends pas ceci :
“Croissance économique ne rime pas avec richesse si l’agitation des marchés vient mobilisateur temps et effort qui devient dès lors indisponible pour assurer la continuation de toutes ces choses qui sont produites dans l’ombre de la comptabilité nationale.”
Ni :
” Quatrième limite : le PIB ne prend pas en compte les inégalités ; il compte les flux sans regarder leur direction. Mais cette direction a de l’importance, surtout si ce qu’on appelle « croissance économique » devient une mesure de l’enrichissement des plus richesses”
Ni :
“On ne va pas imposer aux gens la façon dont ils vont vivre, dont ils vont circulaires.”
Comprenant partiellement j’ai stoppé là

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