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Réponse à Bruno Le Maire : Dévendre la croissance

De la même manière que Don Quichotte faisait la guerre aux moulins qu’il méprenait pour des monstres, le ministre de l’Économie et des Finances est en pleine croisade contre la décroissance. J’ai pourtant déjà essayé d’être pédagogue en janvier 2022 avec Réponse à Bruno Le Maire : Appauvrissement, asservissement, et autres malentendus sur la décroissance, mais rien ne fait. Entêté, l’économiste en chef de la nation continue sans relâche ses campagnes de désinformation sur la décroissance. Décryptons ici une de ses récentes communications en ligne, copié-collé d’une partie de son discours d’ouverture lors des Rendez-vous de Bercy se tenant le 5 décembre 2023 sur le sujet « Croissance et Climat ». 

Rappelons-aussi le contexte. Nous sommes au milieu d’une vaste controverse faisant suite à la campagne « épargnons nos ressources » lancé par l’ADEME. Dans une série de quatre spots publicitaires diffusés du 14 novembre au 4 décembre, des « dévendeurs » venaient déconseiller à des clients d’acheter un poloun smartphoneune ponceuse, et un lave-linge afin de « soulager les ressources de la planète ». Cette campagne, qualifiée de « maladroite » par Bruno Le Maire, avait attiré les foudres du Medef qui s’était empressé de fustiger « les thèses décroissantes endossées par l’État ». Raison de plus pour le ministre de l’économie de réaffirmer haut et fort son « combat » contre la décroissance. 

« Croissance et climat sont compatibles ! Je ne crois pas à l’idéologie de la décroissance et je la combattrai

Le verbe « croire » est approprié car Bruno Le Maire fait bien ici un acte de foi. Mais la décroissance n’est pas une croyance. C’est une théorie scientifique qui postule qu’une contraction des activités économiques serait plus efficace pour faire baisser les pressions environnementales que les stratégies existantes visant à verdir la croissance. Dans Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (synthèse de ma thèse de doctorat The political economy of degrowth), je la définis comme une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être. 

La décroissance n’est pas plus idéologique que la croissance. Ce sont tous deux des phénomènes socio-économiques : une baisse ou une augmentation des niveaux de production et de consommation. S’entêter à toujours vouloir faire croître – ou toujours vouloir faire décroître – l’économie est une posture dogmatique. Le pragmatisme vise la juste mesure : considérer la production et la consommation comme un moyen et non pas comme une fin. Dans certaines situations, il faut développer la capacité productive afin de pouvoir satisfaire des besoins insatisfaits – c’est le cas des pays pauvres aujourd’hui. Dans d’autres situations, c’est le cas de la France et d’autres pays à haut-revenus, un ralentissement économique peut s’avérer bénéfique s’il permet d’atteindre des objectifs écologiques et sociaux. 


« L’économie et l’écologie ont la même racine. Ce sont les deux faces d’une même médaille, celle de notre présence sur terre ».

L’économie et l’écologie ont la même racine mais elles n’ont pas les mêmes exigences. L’écologie est une histoire d’énergie, de matière, d’espèces vivantes et d’écosystèmes. C’est un monde régit par des lois inaliénables comme celles de la pesanteur, de l’évolution, ou de la thermodynamique. L’économie, par contre, ne répond qu’à des lois socialement construites comme la coutume du premier arrivé, premier servi, la TVA, ou bien le Traité de Maastricht. Une seule certitude : les règles de l’économie ne peuvent pas contredire les lois du monde réel. On peut décréter une loi autorisant les gens à respirer sous l’eau ou bien à voler, mais cela ne nous donnera ni des ailes ni des branchies. 

La poursuite d’une croissance infinie dans un monde fini est une contradiction. De la même manière qu’un organe sain ne survit pas longtemps dans un corps mourant, il ne peut exister d’économie prospère dans une biosphère qui s’effondre (ou du moins pas longtemps). Le décret d’attribution des responsabilités du ministre de l’économie demande à Bruno Le Maire de « promouvoir la croissance » de l’économie française, un objectif frontalement opposé au décret d’attribution du ministre de la transition écologique qui doit assurer la « protection de la nature et de la biodiversité ». Nous faisons face en France à l’étrange cas du docteur Soutenabilité et de M. croissance.


« Elles sont au cœur d’une interrogation fondamentale qui traverse toutes les sociétés développées : celle du concept de croissance. La croissance pour quoi ? La croissance comment ? La croissance au service de qui ? Cette croissance ne peut plus être faite contre notre planète. La croissance doit être construite avec la planète. Il faut dès lors inventer une nouvelle croissance, plus innovante, plus respectueuse de la biodiversité, capable de ralentir le réchauffement climatique et capable de permettre des adaptations tout de suite. Car il est indispensable de faire ralentir le réchauffement et il est tout aussi indispensable de s’y adapter dès maintenant ».

L’interrogation fondamentale qui traverse toutes les sociétés n’est pas la croissance mais plutôt la prospérité, c’est-à-dire notre capacité collective à contenter des besoins afin de vivre de la manière la plus agréable possible. La croissance économique est une interrogation secondaire, presque administrative. N’oublions pas d’ailleurs que ce que l’on appelle « croissance » réfère simplement à l’augmentation du Produit Intérieur Brut (PIB), un indicateur vieux de cent ans qui ne fait que mesurer l’agitation monétaire sans regarder la nature, les activités non-monétaires, les inégalités, et le bien-être. 

À quoi bon faire croître le PIB si cela n’augmente pas la qualité de vie ? À quoi bon défendre si fermement un indicateur quantitatif qui, dans le cas de la France, a déjà perdu toute relation avec les niveaux de santé et d’éducation, l’efficacité de la démocratie, le bonheur et la convivialité du vivre-ensemble ? L’obsession du gouvernement pour le PIB est un dogme contre-productif. Peu importe que cette croissance soit verte, circulaire, ou décarbonée ; si elle ne permet pas d’améliorer le bien-être de la population (ou pire : si elle vient la dégrader), alors c’est une mauvaise stratégie de développement. Notre mode de vie actuel n’est pas soutenable et il va falloir se réorganiser afin de pouvoir satisfaire les besoins de tous sous les seuils des limites planétaires. Ce grand défi du maintien et de l’amélioration de la qualité de vie sous contraintes biophysique, voilà l’interrogation qui devrait animer nos sociétés.  


« Cette nouvelle croissance est d’autant plus nécessaire que nous ouvrons sinon la voie à ceux qui prêchent la décroissance. Elle est dangereuse, car elle conduit à l’appauvrissement, aux inégalités, au repli sur soi, à la perte de connaissances ».

La décroissance conduit à l’appauvrissement si et seulement si l’on considère, comme Bruno Le Maire, que la croissance constitue la définition même de la richesse. Mais c’est faux. Le PIB ne mesure pas la richesse économique (ce n’est qu’un indicateur de flux qui donne un ordre de grandeur de la valeur ajoutée monétaire pendant une période donnée) ; et il mesure encore moins les richesses sociales et écologiques qui sont complètement ignorées dans sa méthode de calcul.

Selon une récente note de l’insee, la part de la population française qui vit sous le seuil de pauvreté est passée de 7,5 % en 2000 à 8,3 % en 2021. D’autres rapports comme celui de l’Observatoire des Inégalités et du Secours Catholique détaillent également une nette augmentation de la pauvreté en France. Débarrassons-nous de cette vision binaire et simpliste : la décroissance n’est pas plus source d’appauvrissement que la croissance est source d’enrichissement.  

On peut très bien réduire le revenu national total tout en le redistribuant plus équitablement, une stratégie qui serait plus rapide et efficace pour réduire les inégalités que la croissance actuelle qui enrichit essentiellement les plus aisés. Selon un rapport d’Oxfam, pour 100 euros de richesses créés en France depuis dix ans, 35 euros ont été captés par les 1% les plus riches et 32 euros par les 9% suivants. À l’inverse, les 50% les plus pauvres n’ont reçu que 8 euros. Selon le dernier rapport du comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital (octobre 2023), cette tendance d’enrichissement des déjà-riches est en accélération grâce aux réformes menés par le gouvernement d’Emmanuel Macron. Une majorité de la population aurait donc de bonnes raisons de s’opposer à cette croissance qui concentre les richesses en haut, tout en faisant ruisseler les coûts écologiques et sociaux vers le bas, des coûts qui, je le rappelle, ne sont pas comptabilisés dans le PIB (si ils l’étaient, notre maigre croissance économique apparaîtrait comme une croissance anti-économique, c’est-à-dire une situation où les coûts de la croissance sont supérieurs à ses bénéfices). 

Je ne vois pas en quoi une réduction sélective de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique mènerait à une « perte de connaissance ». Là-encore, le ministre de l’économie attribue des pouvoirs magiques à un phénomène beaucoup moins prodigieux qu’il n’y parait. Si l’on veut augmenter la connaissance – et je sais de quoi je parle, c’est mon métier –, il nous faut plus de chercheurs et plus de ressources affiliées à la recherche. Au lieu de récupérer des miettes en taxes diverses sur la publicité, les transactions immobilières, et la spéculation financière pour sous-payer quelques poignées de chercheurs, et si on arrêtait de former des armées de publicitaires, d’agents immobiliers, et de traders ? Et même sans cela, nul besoin de faire croître le gâteau pour investir dans la recherche. En 2020, la dépense nationale de recherche et développement expérimental était de 56,5 milliards d’euros, un chiffre qui pourrait considérablement augmenter si les grandes entreprises arrêtait de polluer nos espaces publics avec de la publicité inutile (33,8 milliards d’euros de dépenses publicitaires en France en 2019).  

Quant au « repli sur soi », il dépend plus de relations géopolitiques et d’échanges culturels que du simple thermomètre du PIB. Là encore, Bruno Le Maire véhicule une pensée magique selon laquelle le totem du PIB aurait des facultés surnaturelles. Le véritable repli sur soi qu’il conviendrait d’organiser aujourd’hui, c’est le rapatriement des productions polluantes que nous avons graduellement délocalisé à l’étranger. La part des importations et des exportations ne représente qu’un tiers du PIB français mais les émissions importées constituent 56 % de notre empreinte carbone. La relocalisation d’une partie de notre production en France n’est pas un acte égoïste ; au contraire, c’est une stratégie responsable pour accompagner les pays du Sud dans une transition vers des modèles de développement centrés sur la satisfaction des besoins de leurs propres populations. 

« Est-ce que vous croyez vraiment que les Etats-Unis s’engageront dans la décroissance? Que les pays en développement s’engageront dans la décroissance ? » [Phrase présente dans la version écrite du discours, mais pas dans la communication sur les réseaux sociaux.]

Si seulement Bruno Le Maire avait lu la copie de Ralentir ou périr que ma maison d’édition lui a gracieusement envoyé. Il aurait découvert que je théorise la décroissance dans une logique de « contraction et de convergence » : décroissance pour les privilégiés (la contraction) et croissance pour ceux qui en ont le plus besoin (la convergence). Dans un monde aux contraintes environnementales de plus en plus serrées, nous devons partager nos budgets écologiques de manière plus équitable. Si les pays du Sud ont besoin de davantage de ressources pour construire les infrastructures essentielles au bien-être, il faudra faire décroître les économies des pays du Nord. Dit autrement, la décroissance des pays déjà-riches est une condition sine qua non pour la prospérité des pays les plus pauvres.

Quant aux États-Unis, nous retrouvons ici un discours de délai climatique bien connu : peu importe ce que nous faisons car la France ne représenterait qu’une infime portion des émissions globales (argument redoutablement démystifié par Bon Pote). Ne détournons pas le regard : notre objectif est de réduire l’empreinte écologique française. Les États-Unis font face à leur responsabilité dans la crise climatique et nous faisons face à la nôtre. Pour l’instant, la stratégie française est loin d’être efficace (rappelons que le gouvernement a été condamné à deux reprises pour « inaction climatique »). C’est ça le sujet. 

Et puis, depuis quand est-ce qu’on attend les américains pour agir ? A-t-on attendu les américains pour faire des conventions citoyennes pour le climat, pour interdire la location des passoires thermiques, et pour criminaliser l’obsolescence programmée ? Non. La France peut être fière d’être pionnière sur certains fronts en matière de transition écologique mais elle pourrait faire beaucoup plus.  

Une fois la transition terminée, notre économie sera plus résiliente et agile, plus à même de contenter notre population dans un monde aux ressources limitées et aux écosystèmes dégradés. Si seulement on pouvait revenir à la publication du rapport des Limites à la croissance de 1972 pour entamer une transition ambitieuse vers une économie circulaire sans énergie fossiles ? Nous serions aujourd’hui dans une position géopolitiquement plus confortable, sans risque de pénuries de métaux rares et d’embargo d’énergies fossiles, sans effondrements de biodiversité, souverain en termes d’énergie renouvelables et de matériaux recyclés. Une économie du bien-être frugale et prospère. Malheureusement, nous n’avons pas de machine à remonter le temps. Nous accumulons un demi-siècle de dépassement écologique, et il va maintenant falloir se lancer dans un régime macroéconomique sans précédent pour ramener notre empreinte écologique en dessous de la capacité de charge des écosystèmes. 


« Elle est fausse, car la France a prouvé que nous pouvions découpler croissance et émission de gaz à effet de serre. Entre 2005 et 2018, notre pays a réduit ses émissions de gaz à effet de serre de près de 20 % tandis que sa richesse nationale augmentait de 15 % ».

Bruno Le Maire choisi ses chiffres avec précaution afin de pouvoir faire de la France une véritable campagne de greenwashing macroéconomique en faveur de la croissance verte. Cela me rappelle une campagne publicitaire de KLM qui se félicitait « d’œuvrer pour un avenir plus durable pour l’industrie de l’aviation » en recyclant les dosettes de café à bord de ses avions. Le véritable problème d’une telle déclaration est que le ministre de l’économie ne regarde qu’une seule couleur du Rubik’s Cube : le carbone. Mais nous savons bien qu’une véritable transition écologique doit faire baisser toutes les pressions environnementales en dépassement des limites planétaires, une tâche infiniment plus difficile que la simple baisse des gaz à effet de serre. Ce que la France doit prouver, c’est qu’il est possible de produire et consommer plus chaque année tout en faisant suffisamment baisser l’extraction des matériaux, les prélèvements en eau, l’usage des sols, la demande énergétique, les pollutions locales, la déforestation, la perte de biodiversité, etc., et cela en plus des gaz à effet de serre.

Nous en sommes très loin. Selon Eurostat, l’empreinte matière de la France n’a pas bougé depuis 2010 et reste à 13,2 tonnes par habitant, un niveau deux à quatre fois plus élevés que le niveau jugé soutenable dans la littérature scientifique (12).[i] Si l’on peut se réjouir d’une baisse de l’intensité matière par unité de PIB (car le PIB a augmenté sur la même période), cela ne constitue pas une véritable victoire car l’empreinte totale ne diminue pas et reste donc à un niveau où elle menace la santé des écosystèmes. C’est un cas de découplage par le haut où seulement la courbe économique augmente alors que nous avons besoin d’un découplage par le bas, une situation où c’est l’usage des ressources naturelles et des impacts sur l’environnement qui diminue. 

Une autre situation tout aussi inquiétante concerne l’érosion de la biodiversité. Selon le rapport La biodiversité française en déclin, les principales pressions sur le monde du vivant n’ont pas été réduites significativement en France, et se sont, pour certaines, intensifiées pendant la dernière décennie. Le risque d’extinction des espèces de faune et de flore menacé a augmenté de près de 14 % en moins de dix ans (la liste rouge des espèces menacées en France estime que 17,6 % des espèces évaluées sont menacées). Les populations d’insectes, par exemple, ont diminué de 70 à 80 % en Europe, en partie à cause de l’usage des pesticides qui a augmenté de +25 % entre 2010 et 2018 pour ensuite se stabiliser en 2021 au même niveau qu’en 2011. L’une des causes principales des pertes de biodiversité est l’artificialisation des sols qui, selon le Ministère de la transition écologique, augmente de 1,5 % par an en France métropolitaine depuis 1982. Selon le Portail de l’artificialisation des sols, 137 658 hectares ont été artificialisé entre 2013 et 2019, un peu près l’équivalent de la superficie de la Guadeloupe. 

Et même pour le carbone, la bataille est loin d’être gagnée. Selon les données du Citepa, les émissions territoriales françaises étaient de 550 MtCO2e en 2005 et de 440 MtCO2e en 2018, soit effectivement une baisse de 20 %. Quant au PIB, il a en effet augmenté de 15 % sur la période, passant de 1 982 à 2 289 milliards d’euros. Ce que Bruno Le Maire oublie d’indiquer, c’est que ces chiffres n’incluent que les émissions sur le territoire national, ce qui ne représente que 44% de l’empreinte carbone française. Situation similaire pour les prélèvements d’eau dont 47 % provient de l’étranger et des matériaux importés qui représentent 34 % de notre empreinte matière (26 % pour les minerais non-métalliques et la quasi-totalité de tous les métaux et énergies fossiles que nous consommons). 

C’est un peu facile de verdir notre économie si l’on délocalise les productions les plus polluantes à l’étranger. Selon les chiffres du Ministère de la transition écologique, l’empreinte carbone française est passée de 11 tonnes par habitant en 2005 à 9,2 tonnes en 2018, soit une baisse de 16 % seulement. Plus inquiétant, entre 2018 et 2022, les émissions territoriales ont baissé de 8,2 % alors que l’empreinte carbone n’a pas baissé du tout – elle est toujours en 2022 à 9,2 tonnes, le même niveau qu’en 2018. 

Il faut ensuite mettre la réduction des émissions de gaz à effet de serre en perspective. Dans le cadre du green deal Européen, la France s’est donné l’objectif de réduire ses émissions territoriales de 55% par rapport aux niveaux d’émissions en 1990. Vu que la France émettait 539 MtCO2e en 1990, elle doit donc redescendre sous le seuil des 243 MtCO2e d’ici 2030. Nous en sommes très loin et cela demanderait une accélération sans précédent des baisses annuelles des émissions.

Mais même ce miracle serait insuffisant. L’effort réel d’atténuation du changement climatique est en fait beaucoup plus important car (1) il faudrait prendre en compte les émissions importées (56 % des émissions françaises) et (2) plutôt viser les cibles dictées par les scientifiques du climat (entre -60 % -70%) que celles obtenues par compromis politique comme le -55 % de la Commission Européenne. (3) Il faudrait aussi prendre en compte la responsabilité historique des pays riches (l’Union Européenne est à elle-seule responsable de 25 % des émissions cumulées depuis la révolution industrielle) (4) et, pour des raisons d’équité, réserver une partie du budget carbone restant pour le développement des pays du Sud, ce qui amènerait la cible de réduction à l’horizon 2030 entre -95 % et – 145 %.  

C’est ce contexte de réductions d’émissions – et d’empreintes – extrêmement rapides et ambitieuses qui nous amènent à parler de décroissance économique. Si nous n’arrivons pas à faire suffisamment baisser notre empreinte écologique totale tout en produisant et consommant davantage (c’est le cas de la France aujourd’hui), il va falloir ralentir les activités économiques. On peut se poser mille questions sur le comment (et beaucoup d’entre elles sont actuellement explorées par des chercheurs spécialisés sur la décroissance qui ont développé une littérature conséquente sur le sujet), mais on ne peut pas balayer de la main le scénario de la décroissance comme une simple « idéologie ». 


« C’est donc possible et la France fait, de ce point de vue, figure de modèle. La France doit renouer avec ce qui est le cœur de sa culture : la raison, la science, l’esprit de conquête ».

Personnellement, je pense que c’est impossible. Je suis ouvert à cette possibilité théorique, même si plusieurs années passées à débattre du sujet m’ont plutôt réconforté dans l’idée que l’hypothèse de la croissance verte n’avait pas de fondation scientifique solide. Et même si elle était théoriquement possible, cela ne la rendrait pas forcément faisable dans le peu de temps qu’il nous reste pour faire transition. Penser que ce retour sous le seuil des limites planétaires adviendra dans les années qui viennent, et cela contre les indications de nombreuses études académiques citées dans le dernier rapport du giec, est une énorme prise de risque. Si nous avons tort, nous contribuerons à causer un effondrement écologique irréversible qui rendra une grande partie de la planète inhabitable. Je trouve que la décroissance est une stratégie plus prudente. Produire et consommer moins dès aujourd’hui pour prévenir les risques écologiques, quitte à se permettre de recontinuer à produire et consommer davantage dans le futur si la santé des écosystèmes et notre capacité à les protéger s’améliore.

D’ailleurs, devinez d’où vient la décroissance ? Surprise : la décroissance soutenable et conviviale est un concept français qui a émergé au début des années 2000. La décroissance devrait rendre Bruno Le Maire fier. En effet, elle est motivée par l’argument raisonnable du partage équitable des ressources, et s’est construite à partir de la science de l’écologie politique et en prolongation de l’esprit de conquête sociale de Mai 68. Raison, science, et esprit de conquête – cocorico. Aujourd’hui, la France rayonne à l’étranger de son postcapitalisme : le monde nous envient notre Économie Sociale et Solidaire, nos monnaies alternatives, nos Territoires Zéros Chômeurs de Longue Durée, nos Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif, notre Convention Citoyenne pour le Climat et nos Conventions des Entreprises pour le Climat, ainsi que nos brillantes chercheuses, entrepreneuses, et activistes qui démontrent tous les jours que le futur de l’économie reste à inventer.  


« Elle doit être en tête des pays décarbonés en Europe en 2040. Elle a le meilleur bilan, elle doit avoir la plus grande ambition ».

S’entêter à vouloir faire grossir son PIB est tout le contraire de l’ambition. C’est une vieille stratégie devenue obsolète, surtout dans un pays déjà-riche comme la France. Au lieu de réinventer notre modèle économique à force d’innovation, Bruno Le Maire clique frénétiquement sur le bouton « PIB » en espérant que, magiquement, transition se fasse. Soyons plus ambitieux que ça. Et si, au lieu de suivre les objectifs insuffisants du green deal européen, nous poursuivions des cibles climatiques compatibles avec la science qui prennent en compte les questions d’équité ? Et si nous rejoignons dès aujourd’hui la coalition des gouvernements pour une économie du bien-être, qui à l’instar de la Finlande, l’Islande, l’Écosse et la Nouvelle Zélande ont remplacé le PIB par des indicateurs de prospérité sociale et écologique ? Et si nous étions le premier pays à ouvertement déclarer une situation d’urgence écologique qui puisse justifier une stratégie de décroissance soutenable et conviviale ? 


[i] La Global Material Flows Database annonce des chiffres légèrement différents : une baisse de l’empreinte matière de 6 % entre 2005 (1 223 639 400 tonnes) et 2018 (1 144 571 500 tonnes). Si l’on prend en compte la croissance démographique française pendant la période (de 63,19 millions de personnes à 67,16 millions), on se retrouve avec une empreinte matière évoluant de 19,3 tonnes par habitant en 2005 à 17 tonnes en 2018, soit une baisse de 12 %. Notons que malgré cette baisse, ces chiffres restent bien supérieurs à l’empreinte matière estimée par Eurostat (13,2 tonnes).